Explore & master
   |
EDHEC Vox
 |
Recherche

Comment mettre le numérique au service de la transformation sociétale et de la construction des savoirs ?

Olga Kokshagina , Associate Professor

Dans cet article, Olga Kokshagina, Professeure associée à l’EDHEC et membre du CNNum depuis 2021 (1), analyse la place centrale prise par les technologies numériques et propose des pistes pour (re)mettre le numérique au service de l’humain.

Temps de lecture :
12 Mar 2024
Partager

Depuis les années 1990, la révolution numérique ne cesse de s’intensifier (2). Dernière étape en date, et non des moindres : la démocratisation de l’intelligence artificielle (IA). Preuve en est, 40 % des entreprises ont déclaré en 2023 qu'elles augmentaient leurs investissements dans cette technologie (3) ! La révolution numérique irrigue désormais tous les domaines de la société, au point que l’on peut aujourd’hui parler de véritable transformation sociétale. Mais celle-ci n’a-t-elle que des vertus ? N’est-elle pas, comme le soulignait le philosophe Bernard Stiegler, à la fois un remède et un poison ?

Dans une société de l’intermédiation technologique continue dans nos vies professionnelles et personnelles, il est heureusement possible de poser des garde-fous, afin de (re)mettre le numérique au service de l’humain. Voici quelques pistes à explorer.

 

La révolution numérique : un fait social total

Le numérique doit s’envisager comme un fait social total, c’est-à-dire que son influence ne se limite pas qu’à une poignée de secteurs : la portée de cette révolution et des technologies associées englobe en réalité notre travail, notre vie quotidienne, nos interactions, jusqu’à nos politiques publiques et notre manière de vivre ensemble. C’est en cela que l’on peut parler de fait social total (4). Cette expression, inventée par le sociologue Marcel Mauss en 1925 pour caractériser l’échange de dons obligatoire, désigne des faits dont la portée est collective, c’est-à-dire « ceux où s'expriment à la fois et d'un coup toutes les institutions ».

 

Nous utilisons ainsi les outils numériques dans nos vies professionnelles, mais aussi dans nos vies personnelles (pour communiquer, accomplir des démarches, nous divertir, etc). Au travail, la révolution numérique se transforme peu à peu en (r)évolution sociétale avec le développement de l’intelligence artificielle. Cette technologie permet d’automatiser des processus qui, jusqu’ici, nécessitaient un raisonnement humain. A titre d’exemple, 72 % des entreprises utilisent aujourd’hui l'IA dans leur processus de recrutement. Ce pourcentage est en constante augmentation, et devrait atteindre 80 % dès l’année prochaine (5).

Dans le même temps, seuls 10 % des salariés ont été formés à cette nouvelle technologie, et beaucoup d’organisations éprouvent des difficultés à intégrer l’IA dans leurs opérations quotidiennes (6).

 

On voit à travers ces exemples que les outils numériques sont vecteurs d’opportunités pour les entreprises comme pour les individus, mais qu’ils engendrent aussi des craintes et des résistances (7).

 

Quand les nouvelles technologies sont à la fois le remède et le poison

Le philosophe Bernard Stiegler qualifiait la technologie de pharmakon, mot qui signifie en grec ancien le remède et le poison (8). Le numérique nous augmenterait donc, tout autant qu’il nous diminuerait.

 

Prenons quelques exemples. Au travail, les avancées techniques ont certes permis l’allégement des risques et l’augmentation de la productivité. Cependant, ces gains ne compensent pas le sentiment de dépossession ressenti par les salariés, dû notamment à leur perte d’autonomie. Ainsi, 65% des répondants au baromètre 2023 de l’Usine Nouvelle et Sopra RH (9) citent comme inconvénients les risques potentiels liés à la déshumanisation des processus de travail.

De manière globale, le numérique tend à altérer le collectif de travail en automatisant et/ou en divisant toujours plus les tâches. Les outils numériques étant omniprésents (qui n’a jamais ramené son ordinateur de travail chez soi ?), la frontière entre vie privée et professionnelle s’amenuise, jusqu’à parfois disparaître tout à fait. Un constat partagé par 67% des salariés interrogés dans le cadre de ce même baromètre (9).

 

Quant à l’intelligence artificielle, si elle permet de réaliser des tâches de manière rapide et efficace, les algorithmes sur lesquels elle se base sont entraînés à partir de quantités massives de données qui peuvent renforcer les opinions majoritaires et les préjugés. Cela induit un risque d’uniformisation de nos capacités de réflexions, de standardisation des contenus produits, et, in fine, d’un appauvrissement général de la pensée.

 

Les nouvelles technologies, dont l’IA, ne sont donc pas seulement un outil de transition numérique. Si leurs bénéfices ne sont plus à démontrer, il reste à se pencher sur la question de leurs effets néfastes. En tant que miroir reflétant nos valeurs, nos choix et notre avenir, elles jouent un rôle structurant dans notre société. Jusqu’à, bien souvent, conditionner nos modes de vie.

Dès lors, une question importante se pose : comment utiliser la technologie non seulement pour façonner un avenir plus efficace, mais aussi plus humain ?

 

Mettre les outils numériques au service de l’humain et du savoir

Les bouleversements provoqués par l’irruption du numérique dans nos existences sont pluriels. Nos vies privées comme nos vies professionnelles s’en trouvent affectées, au point de brouiller la frontière entre les deux. Dès lors, il importe de réfléchir aux différentes façons de mettre le numérique au service de l’humain et de la construction des savoirs.

 

En appui avec le Conseil national du numérique, j’ai dégagé deux grandes convictions sur lesquelles il est possible de s’appuyer pour émettre des propositions (10).

Premièrement, il est essentiel de développer une culture numérique partagée, pour faire des nouvelles technologies un objet de recherche et de questionnements. A cet égard, l’enseignement de l'histoire des sciences et des techniques apparaît comme fondamental pour comprendre les transformations des sociétés contemporaines.

Deuxièmement, le numérique doit faire l’objet d’un débat démocratique, en ce qu’il est porteur d’importants enjeux politiques. Le partage d’expériences et les discussions ouvertes sont, à ce titre, un moyen pour la population de se réapproprier les outils technologiques.

 

En ce qui concerne le travail, il apparaît nécessaire d’impliquer les salariés concernés dans la conception et le déploiement des outils numériques, afin que ces derniers ne soient pas vécus comme une contrainte, mais comme une opportunité (11). Le déploiement du travail hybride, de plus en plus adopté par les organisations (en 2023, selon l’Insee, 47% des entreprises françaises ont eu recours au télétravail) (12) doit également se faire en bonne intelligence. Il ne s’agit pas d’imposer ce mode d’organisation du travail, mais bien d’en faire une source d’opportunités et d’amélioration de la qualité de vie. Puisque les outils numériques permettent de travailler à distance en toute efficacité, il est temps d’en faire des vecteurs d’autonomie et de liberté, et non de contrôle accru des salariés.

 

En conclusion, les nouvelles technologies ne sont pas seulement des outils de transition numérique : elles s’inscrivent dans une véritable révolution anthropologique, un fait social total, dont les conséquences sur les vies privées et professionnelles sont multiples. Mais elles ne sont pas non plus autosuffisantes. En réalité, les technologies dont nous nous entourons ne sont que le reflet de nos choix et de nos valeurs.

Alors que nous évoluons dans une ère numérique sans précédent, marquée notamment par l’incroyable essor de l’intelligence artificielle, il convient de se rappeler que chaque innovation doit être guidée par la question suivante : Comment pouvons-nous utiliser la technologie pour façonner un avenir plus efficace, mais aussi et surtout plus humain, plus éthique et plus inclusif ? Comment dépasser le pragmatisme de la technique pour aboutir à de véritables réflexions qui nous engagent en tant que société ? C’est à cela que nous devrons nous efforcer de répondre dans les années à venir, afin que le numérique n’échappe pas à nos responsabilités, et ne deviennent pas autre chose qu’une opportunité à saisir.

 

Références

(1) Olga Kokshagina, Professeure associée à l'EDHEC, est membre du Conseil National du Numérique depuis 2021

(2) Schneider S, Kokshagina O. Digital transformation: What we have learned (thus far) and what is next. Creat Innov Manag. 2021; 30: 384–411. https://doi.org/10.1111/caim.12414

(3) The state of AI in 2023: Generative AI’s breakout year - August 1, 2023 | Mc Kinsey Survey

(4) CNNum, fév. 2022 - Civilisation numérique. Ouvrons le débat ! https://cnnumerique.fr/nos-travaux/civilisation-numerique-ouvrons-le-debat

(5) Intelligence artificielle : ce qu'en pensent les collaborateurs- Les Echos, janv. 2024. https://www.lesechos.fr/idees-debats/leadership-management/intelligence-artificielle-ce-quen-pensent-les-collaborateurs-2044505

(6) Intelligence artificielle : les salariés inquiets et méfiants. Étude IFOP pour LearnThings (21 décembre 2023 - 3 janvier 2024). https://www.learnthings.fr/sondage-ifop-intelligence-artificielle-statistique/

(7) Kokshagina, O., & Schneider, S. (2023). The Digital Workplace: Navigating in a Jungle of Paradoxical Tensions. California Management Review, 65(2), 129-155. https://doi.org/10.1177/00081256221137720

(8) Psychopouvoir et guerre métapsychologique : la question du pharmakon (2018). Bernard Stiegler. https://www.cairn.info/enfants-turbulents-l-enfer-est-il-pave-de-bonnes--9782749208800-page-119.htm

(9) [Baromètre] Digital RH : Le télétravail rentre dans les mœurs, mais les freins à l'adoption persistent. L'Usine Digitale et Sopra HR, janvier 2023. https://www.usine-digitale.fr/editorial/barometre-digital-rh-le-teletravail-rentre-dans-les-m-urs-mais-les-freins-a-l-adoption-persistent.N2094301

(10) Pour un numérique au service des savoirs, mai 2021. CNNum - https://cnnumerique.fr/nos-travaux/pour-un-numerique-au-service-des-savoirs

(11) Humains et machines, quelles interactions au travail ? CNNum, déc. 2022.

(12) Les deux tiers des entreprises françaises fournissent un accès à distance aux outils de travail - oct. 2022. Nicolas Boudrot (Insee). https://www.insee.fr/fr/statistiques/7674969

 

Photo de Andy Kelly sur Unsplash

Derniers articles
EDHEC Vox

28.10.2024

Mieux évaluer les risques des investissements durables

  • Aurore Porteu de La Morandière , Scientific Portfolio ESG Researcher
  • Vincent Bouchet , Scientific Portfolio (an EDHEC Venture) ESG Director
  • Benoît Vaucher , Scientific Portfolio (an EDHEC Venture) Director of Research