4 questions à Bertrand Monnet sur les risques criminels
Quelques semaines après la publication d’une série de reportages, en partenariat avec Le Monde (1), vue plus d’1,6 millions de fois à ce jour, Bertrand Monnet, Professeur titulaire de la chaire EDHEC Management des risques criminels, revient sur sa méthodologie, ses motivations et ses ambitions.
Pourquoi vous semble-t-il essentiel de former un maximum d'étudiants aux risques criminels ?
L’impact de l’économie criminelle sur l’économie légale peut sembler exotique, mais la réalité dans laquelle nos étudiants vont évoluer est, malheureusement, bien différente… : les cyberattaques ont coûté l’an dernier 8000 milliards de dollars à l’économie mondiale, l’argent sale blanchi dans les entreprises légales et sur les marchés financiers est estimé par le FMI dans une fourchette de 800 à 2 700 milliards de dollars par an, soit 1 à 3% du PIB mondial, la fraude interne coûte en moyenne 5% de son chiffre d’affaires à une entreprise…
Nos étudiants ne sont pas à l’EDHEC pour devenir des spécialistes du management de risques aussi forts et spécifiques : ils pourront, demain, mobiliser des consultants, assureurs et pouvoirs publics dédiés. Mais l’action qu’eux seuls pourront conduire en tant que dirigeant est essentielle : détecter la présence de ces risques dans leur biotope de business quotidien et mesurer leurs impacts potentiels. Puis faire des choix stratégiques permettant de préserver leurs entreprises dans quatre dimensions clés : l’environnement humain et naturel dans lequel elles évoluent, leurs opérations, leurs actifs et leur réputation.
Quelles négociations et quels contrats mettre en place avec nos fournisseurs clés pour éviter la contrefaçon de notre médicament blockbuster en Asie ? Quelle stratégie de développement adopter pour éviter à notre fintech de servir de plateforme de blanchiment et d’évasion fiscale ? Quelles policies mettre en place en matière de rémunération des dirigeants pour éviter la fraude ? Quels investissements technologiques arbitrer sur notre infrastructure IT pour limiter l’impact d’une cyber-extorsion ? C’est à ce type de choix que les cours de la chaire Management des risques criminels préparent les étudiants de l’EDHEC de multiples programmes : MBAs, Masters of Science, Master, Bachelor…
Quelle méthodologie utilisez-vous pour délivrer ces enseignements ?
Comme tous les professeurs de l’EDHEC, j’appuie ma pédagogie sur une recherche permettant de décrypter la réalité de mon sujet pour l’enseigner à nos étudiants. A la manière des professeurs de finance, de droit, ou de management dans leur domaine, il s’agit d’observer la réalité de l’économie criminelle sur le terrain, au plus près de ceux qui la « font », pour analyser ensuite les répercussions de cette création de valeur illicite sur les entreprises que nos étudiants dirigeront plus tard.
Sur le blanchiment d’argent par exemple, ma méthode de travail consiste à suivre l’argent sale depuis le champ de coca et le laboratoire de cocaïne en Colombie, jusqu’à Dubaï où l’argent des narcos est blanchi puis réinvesti dans des milliers d’entreprises qui seront peut-être demain des fournisseurs, des concurrents ou des cibles d’acquisition d’entreprises légales du monde entier.
Comme mes collègues professeurs, ces recherches prennent du temps et demandent une forte résilience : j’échoue dans 90% de mes projets. Rencontrer un boss narco ou un hackeur chevronné prend des années. Mais c’est la seule solution qui permette de délivrer des enseignements précis et robustes sur des sujets malheureusement traités de façon approximative et déconnectée de la réalité dans bien des institutions académiques…
Comment analysez-vous le retentissement conséquent (2) de vos derniers travaux publiés dans Le Monde ?
Le partenariat que nous avons mis en place avec Le Monde (1) est une continuité naturelle de cette méthodologie de recherche, en même temps qu’il répond à notre engagement d’impact au-delà de nos campus. Les case studies que je mène sur le terrain en observant les trafics et en interviewant des hackeurs, trafiquants mexicains ou pirates nigérians me procurent un matériau intéressant pour écrire les reportages et réaliser les documentaires vidéos publiés par le Monde, dans le cadre d’un partenariat formel et affiché avec l’EDHEC. Ces productions touchent un lectorat important, en français et en anglais, via la diffusion du journal papier et du site web, ainsi que sur la chaîne Youtube du Monde, où les documentaires ont généré plus de 1.6 million de vues à ce jour.
Pour l’EDHEC, ces productions permettent de rencontrer un auditoire « grand public » exigeant, qui cherche à comprendre les enjeux et interactions de l’économie criminelle, véritable cancer de notre société. Sur ce sujet spécifique, comme sur celui des enjeux climatiques, de la diversité ou de la digitalisation du droit, notre école est bien dans son rôle de contribution à un avenir meilleur par la recherche et l’enseignement.
Comment se présentent les prochains mois pour vous ?
Je travaille actuellement à la production des prochaines saisons de la série documentaire en partenariat avec Le Monde au Brésil, en Colombie et dans un pays scandinave.
Mais mon actualité pour l’heure, ce sont les cours sur nos campus : ma vraie passion…
Mars sera aussi le mois d’une série de cinq conférences réalisées dans le cadre des Ateliers du Monde, dans l’auditorium du journal et en ligne (3), chaque mercredi du 6 mars au 3 avril : il reste quelques places, je crois !
Références
(1) "Narcobusiness" (2023), partenariat Le Monde / EDHEC. Episode 1 : « Au cœur des laboratoires mexicains de fentanyl » - Episode 2 : « Du cartel mexicain de Sinaloa aux rues de New York » - Episode 3 : « Dubaï Connexion : comment blanchir 50 millions de dollars ». Ces 3 reportages vidéos ont été complétés par des articles et un interview sur les coulisses de cette enquête hors normes : pour accéder à l'ensemble des contenus, suivre ce lien
(2) Une sélection des articles et interviews réalisés suite à la publication de "Narcobusiness" est disponible dans les pages de la chaire : https://www.edhec.edu/fr/recherche-et-faculte/centres-et-chaires/chaire-management-des-risques-criminels/informer
(3) Bertrand Monnet - Cours du soir : Immersion dans l’économie du crime. En présentiel ou en ligne. https://ateliers.lemonde.fr/Bertrand-Monnet-/126