Antonella Tempesta (EDHEC) : « Les organisations doivent revoir leurs attentes en matière de leadership pour valoriser équitablement entre les genres les comportements altruistes »
Dans cet entretien, Antonella Tempesta, Assistant Professor à l'EDHEC, dévoile une partie de ses travaux de recherche actuels sur le genre et le leadership (1) donnant à la fois matière à réflexion et des pistes d'action pour un lieu de travail plus serein.
Votre travail (1) met en évidence les différences de perception du leadership selon le genre, notamment lorsqu'un leader va à l'encontre des attentes. Pouvez-vous expliquer ce qui se passe lorsque des comportements d'aide spontanés sont adoptés par des hommes et des femmes en position de pouvoir ?
Les attentes en matière de leadership sont fortement influencées par la théorie du rôle social (2), qui suggère que les hommes et les femmes sont censés adopter et incarner des traits de comportement différents. On attend souvent des femmes qu'elles soient centrées sur le collectif (en étant solidaires, serviables, en aidant à l'épanouissement...), tandis que les hommes sont censés être centrés sur l'action (en étant affirmés, dominants et décisifs). Lorsque les dirigeants adoptent des comportements d'aide qui ne correspondent pas à ces attentes, leurs actions sont interprétées différemment selon leur sexe.
Si apporter son aide est une caractéristique positive du leadership, ses effets ne sont pas neutres en termes de genre. Les dirigeants masculins ont intérêt à adopter des comportements d'aide, car ils défient les normes de genre d'une manière qui renforce leur image de leadership. Les dirigeantes, en revanche, ne reçoivent pas la même reconnaissance ni les mêmes avantages, car l'aide est considérée comme faisant partie de leur rôle.
Ces résultats soulignent la persistance des préjugés sexistes dans les perceptions du leadership et mettent en évidence la nécessité d'efforts organisationnels pour redéfinir les attentes en matière de leadership de manière à valoriser le comportement d'aide de manière égale entre les sexes.
Vous évoquez la persistance des attentes genrées sur le lieu de travail, malgré la présence accrue des femmes aux postes de direction. Quels sont les principaux obstacles à un changement durable des représentations du leadership aujourd'hui ?
Effectivement, malgré la présence croissante des femmes à des postes de direction, les attentes liées au genre restent profondément ancrées. Le stéréotype "think manager, think male" (3) continue de façonner les perceptions, renforçant l'idée que le leadership est intrinsèquement masculin (4). Les femmes leaders sont confrontées à une double contrainte : si elles font preuve d'assurance, elles risquent d'être perçues comme antipathiques, mais si elles adoptent des comportements communautaires, elles peuvent être perçues comme faibles. Contrairement à leurs homologues masculins, dont les comportements d'aide sont perçus positivement, l'aide des femmes est souvent considérée comme allant de soi et ne renforce pas leur statut de leader.
Nos recherches (1) soulignent que les subordonnés masculins sont moins susceptibles d'imiter les comportements d'aide des femmes qui les managent, ce qui suggère une résistance au leadership féminin. Cela correspond à la théorie du rôle social, qui détaille que les hommes tendent à éviter les comportements qui remettent en question les normes traditionnelles de genre. En outre, les préjugés dans les évaluations de performance affectent de manière disproportionnée les femmes, car elles sont souvent jugées sur leur personnalité plutôt que sur leurs compétences en matière de leadership, et promues en fonction de leurs réalisations passées plutôt que de leur potentiel (5) (6).
Des barrières structurelles persistent également. Les réseaux de leadership restent dominés par les hommes, et les attentes en matière d'équilibre entre vie professionnelle et vie privée pèsent de manière disproportionnée sur les femmes (7). Si les idéaux de leadership évoluent, nos conclusions suggèrent que la transition vers un modèle de "leadership androgyne" est incomplète.
Dans votre article, vous vous appuyez à la fois sur la théorie de l'apprentissage social et sur la théorie des rôles sociaux. Pourquoi était-il important d'articuler ces deux approches pour analyser la dynamique du soutien et du leadership ?
Si la théorie de l'apprentissage social (8) explique comment les individus observent et modélisent les comportements, elle ne tient pas compte de la manière dont les normes de genre influencent la perception de ceux qui sont considérés comme des modèles efficaces. En la combinant avec la théorie du rôle social (2), qui explique comment les attentes sociétales façonnent les comportements sexués, notre étude offre une compréhension plus nuancée de la manière dont les comportements d'aide sont perçus et imités sur le lieu de travail.
La théorie de l'apprentissage social suggère que les superviseurs servent de modèles et que leurs comportements, comme le fait d'aider, sont susceptibles d'être imités par leurs subordonnés. Cependant, tous les modèles n'ont pas la même influence.
C'est là que la théorie du rôle social devient cruciale : elle souligne que les attentes liées au genre déterminent si le comportement d'un dirigeant est remarqué, apprécié et reproduit. Nos recherches montrent que si les comportements d'aide des superviseurs masculins sont imités positivement par leurs subordonnés, l'aide des superviseurs féminins passe souvent inaperçue, probablement parce qu'elle s'aligne sur les normes de genre existantes et qu'elle est attendue plutôt qu'exceptionnelle.
En faisant le lien entre ces deux théories, notre étude remet en question l'hypothèse selon laquelle l'apprentissage social est un processus neutre. Elle révèle au contraire que le genre influence la manière dont les comportements de leadership sont transmis, renforçant ainsi les inégalités existantes. Cette approche permet une analyse plus complète, démontrant que le genre n'est pas seulement un facteur en toile fond, mais un modérateur actif dans les dynamiques de leadership et de soutien.
Vous insistez sur l'impact du comportement des dirigeants sur leurs équipes et sur la manière dont certains comportements peuvent être copiés. Comment les organisations peuvent-elles favoriser une dynamique positive sans renforcer les inégalités entre les genres ?
Les organisations peuvent et doivent redéfinir le leadership pour valoriser les comportements collectifs - tels que l'entraide et le mentorat - chez les hommes comme chez les femmes. Nos recherches mettent en évidence la manière dont les comportements d'entraide des dirigeants masculins sont imités, tandis que l'entraide des dirigeantes est souvent négligée. Pour contrer ce phénomène, les organisations doivent consciemment remodeler les perceptions du leadership et les systèmes de récompense.
Une étape clé consiste à garantir des évaluations objectives des performances relatives aux contributions plutôt qu'aux traits de personnalité, en évitant les préjugés qui favorisent le potentiel des hommes par rapport aux réalisations avérées des femmes.
Développer divers modèles de leadership et programmes de mentorat peut également contribuer à briser le cycle des normes et préjugés de leadership à l'avantage des hommes. Les salariés devraient voir des hommes et des femmes adopter divers comportements de leadership, normalisant ainsi les traits et comportements "orientés vers le collectif" en tant que qualités essentielles du leadership.
Parallèlement, les organisations doivent favoriser une culture de la sécurité psychologique dans laquelle tous les employés se sentent à l'aise pour adopter des comportements non stéréotypés. La formation au leadership qui remet en question les préjugés inconscients et normalise l'aide en tant que trait de leadership valorisé peut réduire la résistance, en particulier de la part des subordonnés masculins envers les femmes superviseurs.
Enfin, des changements structurels tels que des politiques de travail flexibles et des programmes de parrainage pour les femmes peuvent contribuer à réduire les obstacles systémiques.
En intégrant ces pratiques, les organisations peuvent encourager des comportements de leadership positifs tout en veillant à ce que les hommes et les femmes soient reconnus, valorisés et récompensés de manière égale, favorisant ainsi un lieu de travail véritablement inclusif.
Références
(1) En cours de soumission, article 2025 – Tempesta et al.
(2) Eagly, A. H. (1987). Sex Differences in Social Behavior: A Social-Role Interpretation (Hillsdale, NJ). Lawrence Erlbaum Associates - https://doi.org/10.4324/9780203781906
(3) "Lorsque vous pensez à un manager, vous pensez à un homme" - Schein, V. E. (1973). The relationship between sex role stereotypes and requisite management characteristics. Journal of Applied Psychology, 57, 95–100 - https://doi.org/10.1037/h0037128
(4) Eagly, A. H., & Karau, S. J. (2002). Role Congruity Theory of Prejudice Toward Female Leaders. Psychological Review, 109(3), 573–598 - https://doi.org/10.1037//0033-295x.109.3.573
Eagly, A. H., & Carli, L. L. (2003). The female leadership advantage: An evaluation of the evidence. The Leadership Quarterly, 14(6), 807–834. https://doi.org/10.1016/j.leaqua.2003.09.004
(5) Eagly, A. H., Johannesen-Schmidt, M. C., & van Engen, M. L. (2003). Transformational, Transactional, and Laissez-Faire Leadership Styles: A Meta-Analysis Comparing Women and Men. Psychological Bulletin, 129(4), 569–591. https://doi.org/10.1037/0033-2909.129.4.569
(6) Lyness, K. S., & Heilman, M. E. (2006). When fit is fundamental: performance evaluations and promotions of upper-level female and male managers. Journal of applied psychology, 91(4), 777 - https://doi.org/10.1037/0021-9010.91.4.777
(7) Why Men Still Get More Promotions Than Women (2010). H Ibarra, NM Carter, C Silva - Harvard business review - https://hbr.org/2010/09/why-men-still-get-more-promotions-than-women
(8) Bandura, A. (1977). Social Learning Theory (Englewood Cliffs, New Jersey). Prentice Hall - https://ia801807.us.archive.org/14/items/BanduraSocialLearningTheory/Bandura_SocialLearningTheory_text.pdf