Felix Goltz (Scientific Beta) : « La défiance des investisseurs s'accroît à l'égard des indicateurs ESG qui se résument à des évaluations subjectives »
Dans cette interview, Felix Goltz, Directeur de la recherche de Scientific Beta, examine les défis posés par les indicateurs ESG, en soulignant la subjectivité des notations et la frustration des investisseurs face à des données peu fiables. Il évoque la nécessité de mesures prospectives fondées sur des faits et l'émergence de nouveaux indicateurs ESG, exhortant les investisseurs à privilégier la qualité à la commodité pour obtenir des améliorations significatives.
Selon vous, la « confusion ESG » (1), c'est-à-dire la grande disparité des mesures entre les fournisseurs, est-elle directement liée à l'absence de normes ESG claires ?
Felix Goltz: Bien que j'entende fréquemment des appels à la normalisation, les questions sous-jacentes nécessitent une approche plus nuancée. Nous devons distinguer les informations brutes et les mesures pertinentes pour la prise de décision. Et en effet, les informations brutes doivent être normalisées.
Prenons l'exemple des informations comptables. Lorsque nous parlons de la valeur comptable d'une entreprise ou de son résultat d'exploitation, ces détails sont établis selon des normes. Leur signification est donc clairement définie. De même, certaines mesures de l'impact environnemental des entreprises sont communiquées selon des approches standard. Un bon exemple est la manière dont les entreprises rendent compte de leur consommation d'eau selon les normes de reporting ESG établies.
Or, lorsqu'ils utilisent ces informations brutes dans leurs décisions d'investissement, les investisseurs peuvent faire des choix différents en fonction de leurs préférences et de leurs objectifs. Par exemple, il existe différentes mesures de la rentabilité selon le périmètre de résultat qu'un investisseur retient et la manière dont il mesure le montant des capitaux employés pour générer ces résultats. Et il n'y a aucune raison de croire qu'il ne devrait y avoir qu'une seule mesure de la rentabilité.
De même, il est tout à fait naturel que différents investisseurs puissent utiliser des indicateurs ESG différents, parce qu'ils se concentrent sur des questions ESG variées ou qu'ils mesurent ces questions d'une manière différente. Ce qui est plus gênant, c'est que les données brutes utilisées pour les notations ESG commerciales ne sont pas claires, car ces notations sont basées sur des opinions d'analystes plutôt que sur des faits concrets. Les investisseurs se fieraient-ils à l'opinion d'un analyste sur la rentabilité d'une entreprise sans pouvoir remonter aux données utilisées ? Le principal problème avec les mesures ESG est que de nombreuses offres de données disponibles dans le commerce fournissent des mesures très subjectives et donc quelque peu arbitraires.
Quelle est la température actuelle pour les investisseurs : sont-ils effectivement « perdus » dans le labyrinthe ESG ?
Felix Goltz: Nous avons discuté des défis liés aux données ESG avec de nombreux professionnels de l'investissement dans les fonds de pension. Je ne dirais pas nécessairement qu'ils sont perdus, mais ils sont certainement frustrés par la mauvaise qualité des offres de données (2).
Une critique importante que nous entendons fréquemment est que les notations et les mesures ESG sont trop subjectives. Cela pose problème aux professionnels de l'investissement qui ont le devoir d'investir tout en recherchant le meilleur intérêt des bénéficiaires des fonds de pension. Supposons par exemple que ces bénéficiaires préfèrent éviter les entreprises qui causent des dommages environnementaux. Comment les gestionnaires du fonds peuvent-ils justifier le fait qu'ils utilisent l'opinion d'un fournisseur sur la nocivité plutôt que celle d'un autre fournisseur qui aurait une opinion différente ? L'intégration d'opinions arbitraires dans les choix d'investissement - bien qu'elle puisse être acceptable pour un investisseur individuel - est clairement problématique lorsqu'il s'agit de prendre des décisions dans le cadre d'une gestion déléguée des investissements.
Une autre critique est que de nombreuses mesures ESG disponibles mettent fortement l'accent sur ce que certains appellent les « promesses vides » des entreprises plutôt que sur des résultats concrets (3). Les fournisseurs de données considèrent souvent les politiques et les objectifs déclarés plutôt que les résultats réels. Par exemple, les mesures ESG peuvent refléter la perception qu'ont les analystes de la qualité des politiques mises en place par une entreprise pour gérer son impact sur le climat plutôt que ses émissions réelles de gaz à effet de serre.
Quelles sont donc les attentes des investisseurs en matière de critères ESG à l'avenir ?
Felix Goltz: La défiance des investisseurs s'accroît à l'égard des indicateurs ESG qui se résument à des évaluations subjectives. Ils préféreraient des mesures plus factuelles. Et ils aimeraient disposer de mesures liées à des résultats concrets (3).
Les investisseurs souhaitent également aller au-delà des mesures purement rétrospectives, telles que l'implication dans des controverses passées, et obtenir une évaluation prospective de l'exposition aux questions ESG.
Pensez-vous que les progrès vers des indicateurs ESG plus fiables sont trop lents ? Les principaux acteurs jouent-ils leur rôle ou manque-t-il quelque chose ?
Felix Goltz: Nous constatons que les choses commencent vraiment à bouger et qu'une nouvelle génération de mesures ESG émerge lentement. De nombreuses jeunes entreprises innovantes commencent à défier les principaux fournisseurs de données en proposant des mesures ESG qui se veulent plus factuelles.
Un ensemble d'initiatives tente de s'appuyer sur des modèles théoriques d'impacts climatiques ou d'impacts sur la biodiversité pour remplacer les opinions des analystes par des modèles exploitables. Un autre ensemble d'initiatives tente d'exploiter des données alternatives largement disponibles, par exemple en utilisant des données sur les activités de lobbying pour évaluer l'exposition des entreprises aux questions ESG. Enfin, la nouvelle génération de mesures ESG se tourne de plus en plus vers les signaux du marché pour extraire des informations sur l'exposition des entreprises à ces questions.
C'est ce que nous faisons chez Scientific Beta, où nous mesurons le risque de transition climatique en évaluant la sensibilité du cours de l'action d'une entreprise à une stratégie qui mise sur les retardataires en matière de climat dans les secteurs les plus concernés par la politique climatique, comme l'électricité et la construction. Les actions à haut risque sont celles qui ont tendance à mal se comporter lorsque les retardataires en matière de climat dans les secteurs concernés enregistrent des pertes, ce qui se produit lorsque les préoccupations liées au changement climatique augmentent.
Bien entendu, les utilisateurs de données ESG doivent accompagner cette évolution vers de nouveaux indicateurs. Sur le plan opérationnel, il peut sembler plus pratique pour les investisseurs de conserver leur fournisseur de données habituel, qui propose non seulement des données ESG, mais répond également à tous les autres besoins en matière de données, ce qui crée un biais en faveur des fournisseurs de données en place.
Pour que les nouvelles initiatives aient un impact, les investisseurs qui utilisent les données ESG doivent mettre en place une procédure de vérification préalable approfondie pour évaluer les risques de subjectivité et énoncer des exigences claires en matière de fiabilité. Si les investisseurs privilégient la qualité à la commodité, je pense que la concurrence et l'innovation peuvent conduire à des améliorations substantielles des données ESG.
Références
(1) From ESG Confusion to Return Dispersion: Fund Selection Risk is a Material Issue for ESG Investors (Feb. 2024) Scientific Beta. Giovanni Bruno, Mikheil Esakia, Felix Goltz - https://www.scientificbeta.com/factor/download/file/from-esg-confusion-to-return-dispersion
(2) Felix Goltz (Scientific Beta) : "L'intégration du risque climatique dans les portefeuilles est une préoccupation majeure des investisseurs institutionnels du monde entier" (2024) EDHEC Vox - https://www.edhec.edu/fr/recherche-et-faculte/edhec-vox/felix-goltz-scientific-beta-integration-risque-climatique-portefeuilles-preoccupation-majeure-investisseurs-institutionnels-monde-entier
(3) Green Dilution: How ESG Scores Conflict with Climate Investing (2024) Journal of Impact investing, Noël Amenc, Felix Goltz, Antoine Naly - https://www.pm-research.com/content/pmrjesg/5/1/59?implicit-login=true