Marek Reuter (EDHEC) : « Mettre en oeuvre la vision de la TCFD en matière de transparence des risques est beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît »
Des cadres tels que la Task Force on Climate-related Financial Disclosures (TCFD) sont conçus pour traduire les enjeux ESG en risques financiers, en promouvant la transparence des risques en tant que catalyseur du changement. Mais quelle est l'efficacité de cette approche ? Est-il possible - ou même souhaitable - de canaliser la soutenabilité à travers le prisme du risque financier ? Dans cette interview, Marek Reuter, Assistant Professor à l'EDHEC, partage ses réflexions sur ces questions.
Le monde de la finance a toujours été au cœur des transformations sociétales. Qu'il s'agisse de financer les révolutions industrielles ou d'alimenter les progrès numériques, l'allocation des capitaux joue et a joué un rôle essentiel dans le façonnement de notre avenir collectif. Cependant, alors que le monde est confronté à une crise climatique sans précédent, une nouvelle finance a émergé : la finance durable. Ce domaine promet d'articuler profit et sens, en veillant à ce que la croissance économique se poursuive dans les limites planétaires.
Cette promesse repose sur la traduction des défis environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) en risques financiers. Des cadres tels que la Task Force on Climate-related Financial Disclosures (TCFD) sont conçus pour concrétiser cette vision, en promouvant la transparence des risques afin de contribuer aux changements nécessaires. Mais quelle est l'efficacité de cette approche ? Est-il possible, voire souhaitable, de gérer la soutenabilité à travers le prisme du risque financier ?
Dans cette interview, Marek Reuter, Assistant Professor à l'EDHEC, présente, notamment, les analyses de son article intitulé « Symbol or Substance ? Scrutinizing the 'Risk Transparency Premise' in Marketized Sustainable Finance : The Case of TCFD Reporting » (1) Il y examine comment l'ambition de la TCFD d'intégrer la soutenabilité dans les systèmes financiers s'est avérée à la fois transformatrice et pleine de défis. De l'adoption inégale aux blocages organisationnels, sa recherche soulève des questions cruciales sur l'avenir de la finance durable.
Commençons par un peu d'histoire. Aujourd'hui, le financement du développement durable est souvent associé aux marchés et aux initiatives axées sur le profit, mais en a-t-il toujours été ainsi ?
Marek Reuter: C'est un bon point de départ effectivement. L'idée du financement de la soutenabilité n'est pas entièrement nouvelle. Mais la manière dont elle est mise en œuvre a évolué de manière significative au fil des décennies. Dans les années 1960 et 1970, elle était principalement ancrée dans des idéaux progressistes, souvent portés par des groupes de pression ou des organisations religieuses. À l'époque, l'accent était mis sur l'investissement socialement responsable (ISR), ciblant des questions telles que les droits civiques, les conditions de travail et la protection de l'environnement. Ces efforts visaient davantage la justice sociale que les rendements du marché.
Dans les années 2000, on assiste à une évolution vers ce que beaucoup appellent aujourd'hui la finance durable « marketée » (2). Cette tendance est dominée par les investisseurs institutionnels et les fonds ESG spécialisés, s'alignant davantage sur le fonctionnement des marchés financiers. Aujourd'hui, la finance durable est profondément liée à l'évaluation des risques et à l'allocation des capitaux, ce qui est le reflet de sa financiarisation.
En parlant de risque, la traduction des problèmes de soutenabilité en risques semble être au cœur de la finance durable moderne. Pouvez-vous nous expliquer cette idée ?
MR: Absolument. On trouve l'idée que les défis sociétaux et environnementaux, comme le changement climatique, ne sont pas seulement des préoccupations morales ou écologiques, mais aussi des risques financiers. Par exemple, le changement climatique peut perturber les chaînes d'approvisionnement, dévaluer les actifs ou entraîner des sanctions réglementaires (3). En présentant ces défis comme des risques, ils deviennent quantifiables et "gérables" au sein des systèmes financiers.
L'hypothèse sous-jacente est ce que nous appelons dans notre article le « principe de transparence des risques » (risk transparency premise), i.e la conviction que si les entreprises mesurent et communiquent sur ces risques, les investisseurs, les assureurs et les autres acteurs du marché peuvent prendre de meilleures décisions. En d'autres termes : les impacts des entreprises sur l'environnement ne sont plus considérés comme des externalités, mais sont internalisés par le marché, qui est censé canaliser les capitaux vers des objectifs de soutenabilité. Le cadre de la TCFD en est un excellent exemple, puisqu'il encourage les entreprises à identifier et à divulguer la manière dont les risques climatiques affectent leurs activités (4).
Quels sont les avantages et les inconvénients de cette approche ?
MR: Côté positif, le fait de présenter les défis du développement durable comme des risques permet de les intégrer dans les processus décisionnels courants. Elle oblige les entreprises et les investisseurs à prendre ces questions au sérieux, ce qui peut permettre de mobiliser des capitaux importants pour atteindre les objectifs de soutenabilité. C'est une façon pragmatique de mobiliser les forces du marché à des fins sociales et environnementales.
Mais il y a aussi des inconvénients. L'une des principales préoccupations est que ce cadre peut réduire notre champ d'action. En donnant la priorité aux risques pour l'entreprise - plutôt qu'à des dommages sociétaux ou environnementaux plus larges - nous pouvons négliger des dimensions importantes de la durabilité.
Un autre problème est l'hypothèse selon laquelle ces risques peuvent toujours être quantifiés et exprimés en termes monétaires. De nombreux impacts liés au climat sont profondément incertains et systémiques, ce qui les rend difficiles à appréhender à l'aide de mesures financières conventionnelles. Cela risque non seulement de créer des conceptions étroites de la soutenabilité ou d'encourager les rapports superficiels et l'écoblanchiment, mais aussi de souligner que les entreprises ont souvent du mal à fournir des quantifications crédibles ou à publier des comptes auxquels les investisseurs peuvent se fier.
Votre article (1) passe au crible le « risk transparency premise » de la TCFD. Qu'avez-vous constaté quant au degré d'adoption de ce cadre par les entreprises ?
MR: Malheureusement, nos conclusions sont quelque peu pessimistes. Malgré un soutien institutionnel fort pour la TCFD, l'adoption de et la conformité à ce cadre restent insuffisantes. Nous avons analysé les informations sur les risques climatiques des acteurs européens du secteur financier - un groupe important de premiers "utilisateurs" - et avons constaté que si la conformité s'est améliorée depuis le lancement de la TCFD en 2017, des lacunes importantes persistent. Le pilier « Stratégie » de la TCFD notamment, qui comprend des évaluations prospectives telles que des analyses de scénarios, reste particulièrement faible. Les entreprises, en effet, ont souvent du mal à fournir des données concrètes et vérifiables dans ces domaines.
Nous avons également mené des entretiens avec des praticiens afin de comprendre les défis organisationnels sous-jacents à ces lacunes. Trois obstacles majeurs sont apparus : des systèmes d'information inadéquats, une expertise professionnelle cloisonnée et des dilemmes en matière de transparence. Ces questions suggèrent que la mise en oeuvre de la vision de la TCFD en matière de transparence des risques est beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît.
Pourriez-vous nous en dire plus sur ces défis organisationnels ? Pourquoi sont-ils si « collants » et difficiles à résoudre ?
MR: Certainement. Premièrement, à ce jour, les systèmes d'information de nombreuses entreprises ne sont tout simplement pas équipés pour gérer la complexité des rapports de la TCFD. Les systèmes comptables traditionnels se concentrent sur les données financières, alors que les données sur les risques climatiques impliquent souvent des informations qualitatives, incertaines et transdisciplinaires. L'adaptation de ces systèmes permettant d'intégrer ces divers types de données n'est pas une mince affaire.
Deuxièmement, le reporting TCFD nécessite une collaboration entre différents professionnels - spécialistes de l'environnement, comptables, gestionnaires de risques et dirigeants. Or, dans de nombreuses organisations, ces métiers fonctionnent en vase clos, avec une interaction limitée. En outre, ils n'ont généralement pas de « langage » commun et peuvent travailler à la réalisation d'objectifs et d'idéaux différents. Pour combler ce fossé, il ne suffit pas de mettre en place de nouveaux processus, mais de procéder à des changements culturels et organisationnels profonds.
Enfin, il y a la question de la transparence. De nombreuses entreprises semblent réticentes à divulguer pleinement leur exposition aux risques climatiques, craignant des réactions négatives du marché ou des désavantages concurrentiels. Par exemple, le fait de reconnaître qu'un actif important risque d'être dévalué en raison du changement climatique pourrait nuire au cours des actions d'une entreprise. Il s'agit là d'un facteur fortement dissuasif pour la publication d'informations ouvertes et honnêtes.
Dans l'ensemble, ces défis au niveau de l'organisation mettent en perspective l'hypothèse de la transparence des risques sur laquelle la finance durable contemporaine semble s'appuyer dans une large mesure.
En ce qui concerne la finance durable contemporaine, diriez-vous que le verre est à moitié plein ou à moitié vide ?
MR: Le système actuel a ses défauts, mais il a également permis d'intégrer les questions de soutenabilité dans la finance traditionnelle d'une manière qui était pratiquement impensable il y a quelques dizaines d'années. Pour aller de l'avant, nous devons relever les défis systémiques que j'ai mentionnés.
Tout d'abord, les régulateurs et les organismes de normalisation pourraient fournir davantage d'orientations sur les meilleures pratiques pour les reportings TCFD, en particulier en ce qui concerne l'analyse des scénarios et les informations quantitatives. Il est également possible d'innover dans les cadres de reporting, par exemple en explorant des mesures qui tiennent compte des risques systémiques et qualitatifs en plus des risques quantitatifs.
Mais surtout, nous devons continuer à remettre en question les hypothèses sous-jacentes de la finance durable "marketée", au lieu de les considérer comme allant de soi. Si la transparence des risques est un outil puissant, elle n'est pas une panacée. En la complétant par des approches plus larges, axées sur la justice ou le dialogue en matière de soutenabilité et de responsabilité, nous pourrions nous assurer que nous ne nous contentons pas de gérer les risques, mais que nous nous attaquons également aux causes profondes. Cela implique également de s'écarter de l'idéal selon lequel la comptabilité peut et doit toujours refléter fidèlement la réalité.
Plus précisément, et pour conclure, je dirais que nous devons trouver des moyens de compléter les informations « concrètes », « comparables » et « financiarisées » par une ouverture à des approches plus qualitatives et narratives (5) qui peuvent permettre une compréhension plus profonde des défis en matière de durabilité. Les comptes qui ne sont pas créés par une seule entreprise, mais via un dialogue avec un large éventail de parties prenantes, peuvent constituer un bon point de départ à cet égard.
Références
(1) Roberta Di Marco, Ting Dong, Ria Malatincová, Marek Reuter, Torkel Strömsten. Symbol or substance? Scrutinizing the ‘risk transparency premise’ in marketized sustainable finance: The case of TCFD reporting (2023). Business Strategy and the Environment. Volume 32, Issue 6. Sept. 2023, pages 3027-3052. https://doi.org/10.1002/bse.3285
(2) Voir notamment Michelon, G., Rodrigue, M., & Trevisan, E. (2020). The marketization of a social movement: Activists, shareholders and CSR disclosure. Accounting, Organizations and Society, 80, 101074. https://doi.org/10.1016/j.aos.2019.101074
(3) Voir notamment les travaux conduits au sein de l'éco-système en Finance du climat de l'EDHEC : https://www.edhec.edu/fr/recherche-et-faculte/recherche-edhec-finance-du-climat
(4) Voir notamment O'Dwyer, B. and Unerman, J. (2020), Shifting the focus of sustainability accounting from impacts to risks and dependencies: researching the transformative potential of TCFD reporting, Accounting, Auditing & Accountability Journal, Vol. 33 No. 5, pp. 1113-1141. https://doi.org/10.1108/AAAJ-02-2020-4445
(5) Van der Linden, B., Wicks, A.C. & Freeman, R.E. How to Assess Multiple-Value Accounting Narratives from a Value Pluralist Perspective? Some Metaethical Criteria. J Bus Ethics 192, 243–259 (2024). https://doi.org/10.1007/s10551-023-05385-1