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Finance de la transition, transition de la finance

Frédéric Ducoulombier , EDHEC-Risk Climate Impact Institute Director

Dans cet article, initialement publié sous forme d'éditorial dans la newsletter de juillet de l'EDHEC-Risk Climate Impact Institute, Frédéric Ducoulombier, directeur de l'Institut, souligne le besoin urgent d'augmenter les investissements dans l'atténuation et l'adaptation au changement climatique. Il souligne le rôle potentiel de l'industrie financière en tant que facilitateur et accélérateur de la transition climatique et identifie les évolutions nécessaires pour conduire cette transformation au sein du secteur financier.

Temps de lecture :
3 Sep 2024
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La transition vers des économies à faibles émissions et résilientes « afin de garantir un avenir vivable et durable pour tous » [1] nécessite une action rapide et des investissements considérables dans l'atténuation du changement climatique et l'adaptation à ses effets. Bien que substantiels, les investissements nécessaires sont à la portée des capacités financières mondiales : leur montant total est dérisoire par rapport au PIB mondial, aux dépenses publiques et, naturellement, à la richesse accumulée ou au stock d'actifs financiers [2]. Cependant, les investissements privés et les fonds publics destinés aux projets d'atténuation et d'adaptation doivent augmenter considérablement et atteindre des niveaux plusieurs fois supérieurs à ceux actuels [3].

 

L'Accord de Paris, qui date maintenant de près de dix ans, vise à catalyser ce changement, mais l'alignement systémique des ressources financières - qu'elles soient publiques ou privées, nationales ou internationales - sur les objectifs d'atténuation et d'adaptation au changement climatique est encore loin d'être atteint. Diverses parties ont imputé la responsabilité de cette situation à l'industrie financière : selon elles, celle-ci privilégie les profits à court terme et la recherche de rentes [4] à la soutenabilité à long terme; continue de soutenir des projets incompatibles avec les objectifs de l'Accord de Paris; induit en erreur les parties prenantes sur la performance environnementale de ses produits, services ou pratiques commerciales générales, et manque de transparence et de volonté de rendre des comptes de ses actions et de leurs impacts.

 

Reconnaître la spécificité de la finance

Tout cela est vrai, mais dans quelle mesure est-ce spécifique à la finance ? Les entreprises de tous les secteurs n'adoptent-elles pas les mêmes comportements, guidées par l'impératif de maximisation de l'utilité de leurs mandats [5], même si cela nuit à l'économie, au tissu social ou même à la préservation de la niche écologique de l'humanité ? Devrions-nous exiger de la finance des normes plus élevées ? Étant donnée la position centrale de l'industrie financière dans l'économie, il semble impératif que nous le fassions.

 

Les économies de marché s'appuient sur la prise de décision décentralisée et des "signaux prix" pour allouer les ressources là où elles sont le plus utiles. L'industrie financière joue un rôle essentiel en facilitant la mobilisation et l'allocation des ressources en capital et la gestion des risques au sein de l'économie. Le financement de nouvelles entreprises peut contribuer à l'innovation et au développement économique à long terme. La diversification, la couverture et le transfert des risques facilités par l'industrie financière peuvent soutenir l'activité et contribuer à la stabilité. Lorsque le capital est orienté vers ses utilisations les plus productives, l'efficacité économique globale s'en trouve renforcée. [6]

Cependant, en cas de défaillance du marché, telles que celles résultant d'externalités environnementales et sociales [7], l'industrie financière peut alors perpétuer et exacerber des effets néfastes. Les institutions financières apportent leur soutien à des projets qui quoique potentiellement rentables sur leur horizon d'investissement réduisent le bien-être collectif à long terme. Et la financiarisation du système économique contribue à accélérer le rythme de la destruction en diffusant de mauvaises incitations et en accélérant la croissance. Ces activités de financement exposent également l'industrie à des risques si elle accumule des créances sur des projets subissant ces effets néfastes.

 

Atténuer les risques physiques et de transition

Dans le contexte du changement climatique, cela peut se traduire par des pertes dues à des risques physiques et à des risques de transition. Les risques physiques découlent des dommages directs ou indirects causés par les évènements climatiques extrêmes et les changements physiques à long terme (telles que l'augmentation des températures ou les évolutions des conditions d'humidité) ainsi que des dépenses supplémentaires engagées pour s'adapter aux effets physiques réels ou attendus du changement climatique (c'est-à-dire les coûts d'adaptation). Les risques de transition, quant à eux, découlent de l'évolution des normes sociales, des préférences, des technologies, des marchés et des réglementations, sous l'effet d'une prise de conscience accrue et d'actions contre le changement climatique.

 

Pour atténuer ces risques, il est essentiel de documenter les incidences environnementales et sociales des activités humaines et de prendre des mesures réglementaires pour contenir les activités économiques dans des limites viables. Cela peut nécessiter l'abandon progressif de certaines activités destructrices, l'introduction progressive d'activités réparatrices, la combinaison de mesures d'interdiction et de normes de performance (par exemple en matière d'efficacité énergétique) avec des mécanismes de marché s'attaquant aux externalités, par exemple la tarification du carbone pénalisant les activités destructrices, et les subventions encourageant la transition et les activités vertes.

 

Si le secteur financier peut aider les agents économiques à prendre volontairement en compte les externalités environnementales et sociales dans leurs décisions d'investissement, il incombe aux gouvernements de mettre en place des réglementations pour éliminer ces externalités [8]. Jusqu'à présent, la réglementation s'est concentrée sur la divulgation des informations relatives à la durabilité et sur le bien-fondé des déclarations en matière de durabilité (notamment dans le cadre de la lutte contre l’écoblanchiment) - la transparence et la responsabilité sont certes importantes, mais elles doivent faire partie d'une approche plus large et plus complète.

En l'absence de signaux clairs et crédibles concernant une action de fond de la part des gouvernements, notamment un cadre réglementaire solide (règles strictes et appliquées) et un calendrier d'action concret (objectifs d'émissions contraignants, mécanismes complets de tarification du carbone, soutien à la recherche et au développement), les agents économiques continueront à privilégier les gains à court terme au détriment de la durabilité à long terme, et l'industrie financière continuera à soutenir cette tendance.

 

La finance comme catalyseur

La finance est une force redoutable au service du système économique et devrait se considérer comme le gardien et l'intendant du bien commun. Malheureusement, cet esprit n'a trop souvent été qu'insuffisamment partagé par l'ensemble du secteur, pour le dire avec les formes. En effet, à de nombreuses reprises, il a été constaté que le secteur financier exploitait ou créait des asymétries d'information au profit de ses employés et de ses mandants, exploitait à son profit les différences de réglementations, prenait des risques excessifs et commettait même des fraudes pures et simples. Ces comportements et abus ont contribué à son image publique ambiguë. L'autosélection, les structures incitatives et la gestion des ressources humaines ont contribué à faciliter des comportements contestables, contraires à l'éthique et parfois illégaux. Ces excès, manifestes tout au long de l'histoire, ont culminé récemment avec la crise financière mondiale, qui a entraîné une forte instabilité économique et une perte de confiance généralisée envers le secteur.

 

L'intégration des enjeux de durabilité dans les processus décisionnels du secteur est une question d'auto-préservation, mais elle pourrait contribuer puissamment à l'allocation de capitaux vers des investissements durables. L'industrie financière est toutefois particulièrement bien placée pour adopter un rôle proactif et exercer une influence déterminante sur les autres secteurs. En effet, elle occupe une position centrale dans l'économie et se spécialise dans la prise en compte d'une variété de risques à travers le temps. À ce titre, le secteur devrait mettre à profit son expertise en matière de planification des investissements à long terme et d'évaluation des risques, en aidant ses clients à reconnaître et à gérer les risques et les opportunités liés à la durabilité, en adoptant des pratiques durables et en contribuant aux transformations économiques nécessaires. L'offre de services et de conseils financiers aux ménages et aux PME peut jouer un rôle important à cet égard. Le secteur devrait également orienter sa capacité d'innovation vers le développement d'instruments financiers et de solutions susceptibles de faciliter les investissements clés en matière de transition et d'adaptation ; il s'agit d'une question particulièrement pertinente pour les grandes entreprises et les gouvernements.

 

Le rôle des chercheurs et des équipes pédagogiques

Les chercheurs et équipes pédagogiques en finance ont un rôle important à jouer dans cette transition de la finance.

Les chercheurs doivent produire de meilleurs modèles pour quantifier les impacts financiers du changement climatique, concevoir de nouvelles techniques pour gérer les risques d'investissement liés au climat et créer des solutions innovantes de transfert des risques. Il s'agit notamment de mettre au point des outils avancés d'évaluation des risques climatiques, d'actualiser les méthodes de gestion des investissements et de créer de nouveaux instruments financiers pour répartir et gérer les risques d'événements météorologiques extrêmes et d'autres perturbations liées au climat.

Les équipes pédagogiques doivent mettre à jour les programmes de formation diplômante et continue afin de transformer rapidement les avancées de la recherche en connaissances et compétences exploitables. Elles doivent également intégrer l'éthique dans la formation - non pas pour satisfaire une exigence de conformité, mais pour soutenir un changement de culture, vers l'acceptation de la responsabilité particulière de l'industrie financière en tant que gardienne et intendante au service de la durabilité et du bien commun.

 

 

L'humanité se trouve à la croisée des chemins, confrontée à des défis sans précédent liés au changement climatique et à l'impératif de transition vers des économies durables et résilientes. Le secteur financier, malgré son passé contrasté, a un rôle crucial à jouer dans cet effort collectif. En s'engageant dans un nouveau paradigme qui donne la priorité à la durabilité à long terme et à la gestion éthique, la finance peut contribuer de manière significative aux changements systémiques nécessaires pour relever ces défis. Cette transformation permettra non seulement de protéger la viabilité du secteur, mais aussi d'assurer un avenir résilient et durable pour tous.

Cependant, ce changement significatif ne peut se produire de manière isolée. L'action des pouvoirs publics est cruciale pour mettre en place les cadres réglementaires nécessaires, fixer des calendriers concrets et veiller à l'application de la réglementation. Ce n'est qu'en recevant des signaux clairs et crédibles de la part des autorités publiques que le secteur financier pourra aligner pleinement ses efforts sur les objectifs généraux de développement durable.

 

Notes

[1] L'expression figure dans les déclarations préalables de la synthèse du sixième rapport d'évaluation du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC, 2023).

[2] Le PIB mondial devrait atteindre 110 000 milliards de dollars cette année (FMI, 2024). Les dépenses publiques annuelles représentent plus d'un tiers du PIB mondial. Le stock mondial d'actifs financiers dépasse les 250 000 milliards USD (BCG, 2023) et représente environ la moitié de la richesse totale (au sens d'actifs privés mesurables et échangeables sur les marchés).

[3] Selon le dernier rapport de synthèse du GIEC (2023), les investissements dans les énergies propres et l'efficacité énergétique doivent être multipliés par trois à six au cours de cette décennie pour limiter le réchauffement climatique à 2°C ou 1,5°C au-dessus des niveaux préindustriels, ce qui représente des milliers de milliards de dollars par an. En outre, en raison du retard pris dans l'action climatique, le déficit de financement de l'adaptation s'est creusé pour atteindre 194 à 366 milliards d'USD par an au cours de la décennie, les besoins étant 10 à 18 fois plus importants que les flux actuels de financement public international de l'adaptation (PNUE, 2023).

[4] La recherche de rentes désigne la tentative d'obtenir des avantages économiques par l'exploitation ou la manipulation de l'environnement social et politique, plutôt que par des activités économiques productives. Il peut s'agir de faire pression pour obtenir des privilèges monopolistiques, de plaider en faveur de réglementations créant des barrières à l'entrée pour les concurrents, de rechercher des subventions ou des allègements fiscaux indus et de s'engager dans des pratiques non concurrentielles. Si les activités criminelles telles que la corruption pure et simple de législateurs, de superviseurs ou de décideurs économiques, ou la participation à un cartel illégal peuvent faciliter la recherche de rentes, les activités de recherche de rentes elles-mêmes n'enfreignent pas nécessairement les normes sociales.

[5] Dans une économie de marché, on entend généralement par-là la maximisation des profits pour les actionnaires. La primauté des actionnaires s'est progressivement imposée. Au départ, de nombreuses entreprises fonctionnaient selon le principe « un homme, une voix ». A mesure que les entreprises nécessitaient d'importants investissements en capital, le principe « une action, un vote » a commencé à prévaloir. L'essor des politiques économiques néolibérales à partir des années 1970 a consolidé le concept de primauté de l'actionnaire, et des changements apportés à la gouvernance d'entreprise ont aligné les intérêts des dirigeants sur ceux des actionnaires. Si cette tendance a été particulièrement marquée aux États-Unis, elle a également influencé les modèles de gouvernance d'entreprise dans l'Union européenne. Toutefois, l'impact en Europe a été modéré par les pratiques existantes orientées vers les parties prenantes, en particulier celles influencées par le modèle allemand de codétermination, dans lequel les employés sont largement représentés au sein des conseils d'administration des entreprises.

Lorsque certains effets négatifs de la primauté des actionnaires sont devenus évidents dans les années 1990, des appels ont été lancés pour que les entreprises adoptent une vision plus large de leur responsabilité sociale et évoluent vers un capitalisme des parties prenantes. Cette approche étend le rôle des entreprises au-delà de la maximisation des profits, qui profite principalement aux actionnaires, pour créer une valeur à long terme pour toutes les parties prenantes. Alors que cette perspective était plus traditionnelle en Europe, elle a gagné du terrain en Amérique du Nord.

En 2019, la Business Roundtable, une association de PDG de grandes entreprises américaines qui avait défendu la primauté des actionnaires, s'est ralliée au capitalisme des parties prenantes dans un changement rhétorique significatif. Toutefois, son récent activisme contre une transparence accrue en matière de transparence et d’intégrations des enjeux environnementaux et sociaux a soulevé des questions quant à la sincérité de cet engagement. L'évolution vers le capitalisme des parties prenantes peut être attribuée à la pression sociétale, à l'évolution des exigences des investisseurs, aux changements réglementaires, aux tendances en matière de gouvernance et à l'argumentaire de plus en plus convaincant en faveur de la durabilité. Même si les intérêts liés aux combustibles fossiles ont remporté des victoires significatives contre la durabilité des deux côtés de l'Atlantique (pour une relation de l'attaque des intérêts liés aux combustibles fossiles contre la transparence en matière de durabilité, voir notre contribution intitulée « Scope for Divergence »), il existe des preuves d'un changement global en cours vers une définition plus large de l'objectif des entreprises, avec des organisations qui s'efforcent véritablement d'intégrer les intérêts des parties prenantes dans leurs stratégies de base.

[6] Cependant, les asymétries d'information peuvent entraîner l'allocation de capitaux à des projets dont le rendement économique est insuffisant, entraînant une faible efficacité économique, des pertes et une possible détresse financière, avec des conséquences systémiques. Ces asymétries peuvent également être exploitées ou créées par les institutions financières aux dépens de leurs clients. En outre, le système financier peut faciliter le développement de déséquilibres financiers, tels qu'une croissance rapide du crédit et une flambée des prix des actifs, qui augmentent le risque d'instabilité financière et la probabilité, la profondeur ou la durée des récessions économiques réelles. Les cadres réglementaires doivent être conçus pour réduire les asymétries d'information (accroître la transparence) et promouvoir des marchés financiers équitables, efficaces et stables.

[7] C'est-à-dire les coûts (ou les bénéfices) qui résultent d'une transaction économique mais qui ne sont pas directement supportés (ou obtenus) par les parties impliquées dans cette transaction. Par exemple, la pollution d'une usine affecte le grand public, et les coûts de ces conséquences ne sont pas inclus dans le prix des produits de l'usine.

[8] Dans l'annexe de notre note intitulée « Scope for Divergence », nous expliquons comment les intérêts liés aux combustibles fossiles ont organisé une contre-attaque contre le plus grand gestionnaire d'actifs au monde en raison de son plaidoyer en faveur de la prise en compte des risques environnementaux et de son soutien aux politiques de neutralité carbone.

 

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