Oscars : chronologie d'un goût annoncé
Dans cet article, Guergana Guintcheva, Professeure à l'EDHEC et Directrice du programme Master Business Management, s'interroge : les choix des Oscars reflètent-ils le goût du public dans le box-office ? Quels critères guident les choix des nominations et comment se reflètent-ils dans
le goût populaire ? La 96e cérémonie (10 mars 2025) est l’occasion d’examiner les tendances... et d’anticiper peut-être les succès de l’année.
Depuis 1929, les Oscars récompensent chaque année les talents du cinéma mondial sous l’égide de l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences (AMPAS), mettant à l’honneur l’industrie cinématographique, aussi bien aux États-Unis qu’à l’international.
Ces événements spectacles comme les Oscars, les Golden Globes, les Césars, la Berlinale, le Festival de Cannes ou encore la Mostra de Venise légitiment un certain goût, celui des experts de la profession en influençant à la fois la critique et le public. En consacrant les films « à voir », ils pèsent sur la réception des oeuvres.
Les choix des Oscars reflètent-ils le goût du public dans le box-office ? Quels critères guident les choix des nominations et comment se reflètent-ils dans le goût populaire ? La 96e cérémonie, qui se tient le 10 mars 2025, est l’occasion d’examiner les tendances mises en lumière par les nominations et d’anticiper peut-être les succès marquants de l’année.
Les genres cinématographiques, au coeur de la stratégie des nominations
Les nominations aux Oscars 2024 témoignent d’une nette préférence du goût professionnel pour le genre dramatique, qui domine une fois de plus les sélections dans la catégorie du Meilleur Film. Parmi les dix films en lice, cinq sont des drames – Un parfait inconnu, Conclave, Nickel Boys, The Brutalist et Je suis toujours là. La sélection intègre également deux superproductions (Dune : Deuxième Partie et Wicked), ainsi que deux comédies romantiques (Anora, Emilia Pérez) et un film d’horreur (The Substance).
Cette préférence des académiciens pour le genre dramatique peut être mise en parallèle avec sa performance en salle. Aux États-Unis et au Canada, le drame n’arrive qu’en quatrième position avec 10,1%, derrière les films d’action qui génèrent 34% des recettes, les films d’aventure (20,3%) et la comédie (12,6%) (1). Cependant, ce constat n’est pas universel : en Chine, le drame est le genre le plus rentable, représentant 54% des recettes du box-office en 2023, suivi par la comédie avec 26% (2).
Les préférences des genres cinématographiques, une question de culture ?
Les études montrent que le goût du public varie selon les contextes culturels.
Aux États-Unis, les comédies sont préférées par 64% des spectateurs, suivies de près par les drames à 54% (3). Cette préférence est similaire au Royaume-Uni, où les deux genres atteignent chacun 61% (4). En revanche, en Chine, le drame est plébiscité avec 65%, devant la comédie (54%) (5). La Finlande se distingue par un engouement pour les documentaires (65%), suivis des comédies (62%) et des drames (58%) (6). Quant à la France, 63% des spectateurs privilégient les comédies, tandis que 36% préfèrent les drames (7).
Ces disparités montrent que si le goût des professionnels reste relativement constant, le goût populaire est influencé par des sensibilités culturelles mais avec deux genres qui restent au top des préférences : comédie et drame.
Pourquoi les genres drame et comédie sont plébiscités par les audiences ?
Les comédies et les drames se distinguent comme les genres les plus appréciés du public, bien que pour des raisons différentes.
Les comédies sont plébiscitées par les spectateurs car procurent une expérience légère et agréable, en raison de leur capacité à faire rire et à favoriser le bien-être . De plus, le rire a un effet social important : il facilite la connexion entre les spectateurs et renforce le plaisir du visionnage en groupe (8) (9).
Les drames sont appréciés pour leur capacité à évoquer des émotions contradictoires et complexes, tandis que d’autres genres offrent des expériences plus linéaires et prévisibles. Par exemple, les comédies ou les films d’action font ressentir des émotions plus légères et moins intenses, ce qui peut réduire leur impact global sur la satisfaction par rapport au drame (10).
Les films dramatiques font ressentir des émotions intenses et complexes (la mélancolie, le romantisme). Bien que la tristesse soit une émotion dominante dans le genre dramatique, elle contribue paradoxalement à la satisfaction des spectateurs en répondant à leur attente d’une expérience cinématographique cathartique.
Le public aime pleurer au cinéma. La tristesse, particulièrement associée au drame, contribue à la satisfaction des spectateurs qui recherchent cette émotion pour une expérience esthétique et émotionnelle intense, une catharsis et une connexion émotionnelle profonde avec les personnages et l’histoire.
Au contraire, une faible intensité émotionnelle, comme la sensation de calme est perçue négativement, car elle est considérée comme un manque de stimulation dans le contexte cinématographique (11). Si les genres cinématographiques influencent fortement la réception d’un film, ils ne suffisent pas à garantir son succès.
Le genre seul n’explique pas complètement le succès d’une oeuvre
L’histoire joue un rôle central dans l’engagement du public et la reconnaissance critique. Conscients de cette importance, les Oscars consacrent une catégorie spécifique à la Meilleure adaptation, reconnaissant ainsi l’impact fondamental du scénario dans le succès d’un film surtout quand il s’agit de transposer la narration sur un autre support.
Mais encore une fois les professionnels montrent une nette préférence pour le genre dramatique. Ainsi, dans la catégorie Meilleure adaptation aux Oscars cette année, quatre des cinq films nominés sont des drames (Un parfait inconnu, Conclave, Nickel Boys et Sing Sing), contre une seule comédie (Emilia Pérez).
Une étude publiée en 2023 (12) révèle que les adaptations, notamment dans le cas des drames, bénéficient de budgets plus élevés (+60,8% par rapport aux créations originales) et ont plus de chances de remporter des prix. Cette préférence des studios pour les adaptations s’explique aussi par leur rentabilité : en moyenne, elles génèrent 45,6% de recettes supplémentaires au box-office par rapport aux créations originales.
L’adaptation reste néanmoins une stratégie risquée. Une étude publiée en 2025 (13) montre que l’ordre de re-consommation (livre>film ou film>livre) influence la satisfaction des spectateurs et leur perception de la valeur ajoutée des deux expériences. Lorsqu’un film est visionné après la lecture du livre, une adaptation fidèle permet de reconnecter les deux expériences et d’ajouter de la valeur grâce au pouvoir d’immersion du cinéma (image et son). Cependant, les attentes des lecteurs générées par le livre considéré comme référence rendent la satisfaction plus difficile à atteindre du visionnage du film adapté.
À l’inverse, lorsqu’un spectateur découvre d’abord le film, celui-ci devient une référence et une adaptation trop fidèle limite alors l’intérêt de la lecture en réduisant la valeur ajoutée, générant un effet de saturation. L’expertise joue également un rôle : les lecteurs réguliers ont des attentes plus élevées et considèrent le film comme une extension, tandis que les spectateurs moins habitués voient souvent le film comme un substitut au livre.
Ces résultats soulignent que les adaptations cinématographiques fonctionnent comme des extensions de marque, où l’alignement avec le livre est essentiel pour assurer la satisfaction du public. Ils ont aussi des implications stratégiques pour l’industrie du cinéma, qui doit viser un public plus large que les seuls lecteurs du livre original afin d’optimiser le succès des adaptations.
Si les Oscars façonnent un certain goût cinématographique, le public, lui, suit ses propres préférences qui témoignent d’une divergence des goûts, de plusieurs esthétiques dans le cinéma toutes aussi légitimes.
Références
(1) Movie genre distribution in the United States and Canada from 2010 to 2025, by box office market share - https://www.statista.com/statistics/668712/movie-genres-in-north-america-by-average-box-office-revenue/
(2) Share of box office revenue in China in 2024, by selected genre - https://www.statista.com/statistics/1237229/china-box-office-revenue-share-genre/
(3) Preferred films and shows by genre in the U.S. - https://www.statista.com/forecasts/997166/preferred-films-and-shows-by-genre-in-the-us
(4) Preferred films and shows by genre in the UK - https://www.statista.com/forecasts/997839/preferred-films-and-shows-by-genre-in-the-uk
(5) Preferred films and shows by genre in China - https://www.statista.com/forecasts/1348293/preferred-films-and-shows-by-genre-in-china
(6) Preferred films and shows by genre in Finland - https://www.statista.com/forecasts/1188096/preferred-films-and-shows-by-genre-in-finland
(7) Preferred films and shows by genre in France - https://www.statista.com/forecasts/998300/preferred-films-and-shows-by-genre-in-france
(8) Stora-Sandor, J. (2005) . Rire ensemble : la comédie et son public. Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 44(1), 15-26. https://doi.org/10.3917/rppg.044.0015
(9) Le rire nerveux et les larmes de joie : expressions émotionnelles paradoxales - https://www.psychologie-positive.com/le-rire-nerveux-et-les-larmes-de-joie-expressions-emotionnelles-paradoxales/
(10) Nikolic, D., Kostic-Stankovic, M., & Jeremic, V. (2022). Market Segmentation in the Film Industry Based on Genre Preference: the Case of Millennials. Engineering Economics, 33(2), 215–228. https://doi.org/10.5755/j01.ee.33.2.30616
(11) Using Affect–Expectations Theory to Explain the Direction of the Impacts of Experiential Emotions on Satisfaction. Guergana Guintcheva, Philippe Aurier - https://www.academia.edu/8433549/Using_Affect_Expectations_Theory_to_Explain_the_Direction_of_the_Impacts_of_Experiential_Emotions_on_Satisfaction
(12) Fondevila-Gascón, J.-F., Berbel-Giménez, G., & Blanco, C. (2023). Adaptations versus original film premieres trends in broadband society: a comparative analysis. Profesional De La información, 32(2). https://doi.org/10.3145/epi.2023.mar.14
(13) Order of Re-Consumption of Partially Similar Objects in Consumers’ Hedonic Experiences: The Case of Book-to-Film Adaptations - https://boutique.gestiondesarts.hec.ca/en/product/order-of-re-consumption-of-partially-similar-objects-in-consumers-hedonic-experiences-the-case-of-book-to-film-adaptations/