5 questions à Ludovic Cailluet sur ses recherches en histoire des entreprises
Dans cette interview, Ludovic Cailluet - Professeur, Doyen associé, EDHEC Centre for Responsible Entrepreneurship – nous parle de ses sujets de recherche et d’enseignement, au croisement de l’histoire et de la stratégie.
Pourquoi vous intéressez-vous aux sujets "historiques" ?
Ludovic Cailluet : Je m’y intéresse d’abord parce que la recherche historique est mon métier. J’ai fait des études d’histoire qui m’ont conduit à une thèse de doctorat en histoire des entreprises (1) dans le cadre d’une convention CIFRE au sein du groupe Pechiney, une entreprise métallurgique aujourd’hui disparue.
Devenu professeur de sciences de gestion j’ai continué à m’intéresser aux sujets historiques car ils permettent des recherches pluri dimensionnelles en profondeur grâce à l’accès aux données d’archives et aux entretiens rétrospectifs. Aborder une question sur la stratégie par le biais du passé permet d’analyser et de comprendre la complexité des phénomènes et de les contextualiser. De prendre de la distance aussi…
Quelles sont les thématiques sur lesquelles vous avez travaillé ces dernières années ?
Ludovic Cailluet : Ces dernières années j’ai travaillé sur plusieurs sujets au croisement de l’histoire et de la stratégie. Je m’intéresse en particulier aux usages du passé par les organisations et à l’émergence de nouveaux marchés.
S’agissant du premier thème j’ai développé dans un article de recherche publié dans Organization Studies (2) un modèle de management d’un actif stratégique particulier qui est la ressource historique stratégique (HSR). A partir de l’exemple de l’Abbé Pierre et Emmaüs nous avons élaboré, avec mes co-auteures, un modèle à destination des managers pour gérer une ressource historique, tout en soulignant les défis et les risques liés à ce type d’actif très spécifique - en particulier la difficulté à « privatiser » l’histoire.
Sur le second thème, celui de l’émergence de marché, j’ai publié en 2023 un article académique intitulé « Radiant rivalries: competition, coopetition and non-market strategies in the emergence of skincare and beauty services in France, 1900s–1970s » (3). Dans ce papier j’examine l'émergence de l'industrie des soins de la peau et de la beauté en France entre 1900 et les années 1970, en me concentrant sur la création d'une nouvelle catégorie de marché. L'article s'appuie sur un ensemble varié d’archives pour mettre en évidence les contributions des différents acteurs et institutions dans cet écosystème entrepreneurial. En particulier je me suis intéressé aux affrontements et aux négociations qui ont eu lieu entre les clients, les produits, les distributeurs concurrents, les régulateurs et les prescripteurs lors de la création d’un marché.
Quelles formes prennent vos travaux justement - articles scientifiques, cas, livres... ?
Ludovic Cailluet : Comme tous les chercheurs je suis encouragé à publier dans des revues académiques à comité de lecture (peer-reviewed articles), c’est donc un format que je pratique régulièrement (4).
Pour autant j’apprécie beaucoup la liberté offerte par d’autres modes de dissémination de la recherche. Les études de cas (5) sont très intéressantes pour leur utilisation pédagogique et ont le mérite d’être plus rapides à produire que les articles.
Les interventions dans le débat public sous forme de tribunes ou d’entretiens me plaisent également beaucoup (6), là encore du fait de l’effort de clarté qu’elles exigent pour s’adresser à un public large, à la différence du lectorat des revues scientifiques.
J’ai par ailleurs écrit ou dirigé plusieurs livres (7) et j’aimerais revenir à ce format long si j’en ai l’opportunité. Malheureusement le livre est peu valorisé par les classements internationaux notamment, alors qu’il a un impact et une durée d’utilisation (et de citation) potentiellement plus importante que celle des articles.
Comment utilisez-vous et transmettez-vous vos recherches aux étudiants de l'école ? Sont-ils réceptifs ?
Ludovic Cailluet : J’utilise régulièrement les recherches que je conduis dans mes enseignements. L’histoire des organisations est un réservoir inépuisable d’illustrations, comme les témoignages de dirigeants que j’interroge. Cela permet de mettre de la « chair sur l’os » et d’éclairer certains éléments parfois abstraits pour les apprenants.
J’ai également conçu un électif de pré-master « La fabrique de la stratégie » dans lequel les étudiants sont invités à manipuler des archives pour comprendre la méthode de l’historien. Cela leur permet de développer leur sens critique en questionnant les documents à leur disposition mais aussi les discours et récits que l’entreprise et les entrepreneurs font sur eux-mêmes.
Enfin, les professionnels s’intéressent de plus en plus au potentiel des actifs historiques de leur organisation, en particulier en matière de mobilisation des collaborateurs ; je l’ai constaté lors d’une récente formation pour le compte de jeunes administrateurs de l’AFFO - Association Française du Family Office.
Les professionnels, justement, et les entreprises sont-ils intéressés par vos travaux ? Qu'attendent-ils lorsqu'ils vous contactent ?
Ludovic Cailluet : J’ai conduit plusieurs projets à la demande d’entreprises. Ce qu’elles attendent en général c’est un regard de professeur d’école de management sensible à leurs préoccupations de praticiens, stratèges, managers ou dirigeants ; mais avec la rigueur d’un historien qui n’élude pas les questions problématiques sur le passé, le rôle du contexte, des crises mais aussi potentiellement les échecs, les erreurs pour comprendre et peut être apprendre de celles-ci.
Les entreprises familiales ont en outre un enjeu double : celui de l’histoire de la famille et de celle de l’entreprise qui se mêlent dans un tissu très affectif avec une dimension émotionnelle qu’il ne faut pas négliger et que nous étudions au sein de la chaire Entreprises Familiales, dirigée par Rania Labaki, Professeure associée à l''EDHEC.
Références
(1) Stratégies, structures d'organisation et pratique de gestion de Pechiney des années 1880 à 1971. Thèse de doctorat (1995) Université de Lyon II - https://www.culturalu.org/biblio_numerique/fr/piece.php?id=446
(2) Cailluet, L., Gorge, H., & Özçağlar-Toulouse, N. (2018). ‘Do not expect me to stay quiet’: Challenges in managing a historical strategic resource. Organization Studies, 39(12), 1811-1835 - https://doi.org/10.1177/0170840618800111
(3) Cailluet, L. (2023). Radiant Rivalries: Competition, Coopetition and Non-Market Strategies in the Emergence of Skincare and Beauty Services in France, 1900s–1970s. Entreprises et histoire, 111(2), 32-46 - https://doi.org/10.3917/eh.111.0032
(4) Voir la page personnelle de Ludovic Cailluet : https://www.edhec.edu/en/research-and-faculty/faculty/professors-and-researchers/ludovic-cailluet
(5) Voir par exemple :
- Emmaus: the founder as a resource? - https://accueil-bibliotheque-nice.edhec.edu/Record.htm?record=19257398124910755709&confirm=on
- Yuka: changing the world one barcode at a time - https://www.pearson.com/en-gb/subject-catalog/p/exploring-strategy-text-and-cases/P200000007156/9781292428833
(6) En 2024-2025 :
- Dépasser le concept de RSE, une nécessité (EDHEC Vox - 2025) - https://www.edhec.edu/fr/recherche-et-faculte/edhec-vox/depasser-le-concept-de-rse-une-necessite-entreprise-net-positive
- [#dataviz] Entrepreneurs : la "dette ESG", ça vous parle ? (EDHEC Vox - 2024) - https://www.edhec.edu/fr/recherche-et-faculte/edhec-vox/dataviz-entrepreneurs-la-dette-esg-ca-vous-parle
- Comment la Fondation Abbé Pierre et Emmaüs peuvent surmonter l’héritage encombrant de l’abbé Pierre (The Conversation / EDHEC Vox - 2024) - https://www.edhec.edu/fr/recherche-et-faculte/edhec-vox/comment-fondation-abbe-pierre-et-emmaus-peuvent-surmonter-heritage-encombrant-abbe-pierre
(7) Ludovic Cailluet, Chedde, un siècle d'industrie au pays du Mont-Blanc, PUG (1997) - https://www.pug.fr/produit/135/9782706107313/chedde-un-siecle-d-industrie-au-pays-du-mont-blanc
Ludovic Cailluet, Yannick Lemarchand, Marie-Emmanuelle Chessel (dir.), Histoire et sciences de gestion, Paris, Vuibert, coll. « Fnege » (2013), 218 p. - https://sciencespo.hal.science/hal-01521646