5 questions à Marine Koch et Laura Lacombe sur les violences sexistes et sexuelles au travail
Dans cet entretien à deux voix, Marine Koch et Laura Lacombe - Chargées d'études au sein de la chaire Diversité & Inclusion de l'EDHEC - analysent l'ampleur des VSS (Violences sexistes et sexuelles) au travail, leurs spécificités en lien notamment avec "le pouvoir et l'autorité", et décrivent les actions et outils déployés par la chaire sur ce sujet.
Tout d’abord, pourriez-vous nous dire ce que sont les violences sexistes et sexuelles (VSS) ? Y’a-t-il des spécificités relatives au monde du travail ?
Marine Koch : Le terme violences sexuelles englobe « tous les actes à connotation sexuelle commis avec violence, contrainte, menace ou surprise, tout ce qui est de l’ordre d’une sexualisation non désirée » (1). Il peut désigner des comportements pouvant être qualifiés de délit, ou même de crime, dans le cas du viol.
Les violences sexistes, elles, désignent tout « propos ou un comportement qui vise la personne en raison de son sexe ou de son genre sur la base de stéréotypes » (1).
Il est nécessaire de noter que, même si les femmes représentent la plupart des victimes de violences sexistes et sexuelles (2), puisqu’on estime que 85% des victimes de violences sexuelles en dehors du cadre familial sont des femmes, les hommes aussi peuvent en subir (3). Ainsi, les VSS concernent tout le monde, puisque nous pouvons tous et toutes, à un moment donné, en être victime, auteur ou témoin.
Laura Lacombe : En plus de ces différentes formes de violences inscrites dans le code pénal, on va également retrouver dans le code du travail le harcèlement sexuel et l’agissement sexiste. Ainsi, le harcèlement sexuel est à la fois inscrit dans le code pénal et dans le code du travail. L’agissement sexiste est uniquement inscrit dans le code du travail.
On va également retrouver des spécificités liées au monde du travail, dans les acteurs concernés notamment. Rappelons que l’employeur doit prendre les « mesures nécessaires pour assurer la sécurité et la santé physique et mentale des travailleurs » (4). Par ailleurs, pour les entreprises de plus de 250 salariés, un référent harcèlement sexuel doit être nommé par l’employeur (5). Toutes les entreprises pourvues d’un CSE doivent également avoir un référent harcèlement (6), nommé par cette entité. Le défenseur des droits ou l’inspection du travail peuvent également entrer en jeu.
Deux éléments marquants : selon l'IFOP, 6 européennes sur 10 ont déjà subi des violences sexistes et sexuelles au cours de leur carrière (7). Pourtant, en France, une très faible part de ces actes a donné lieu à un dépôt de plainte. Que vous évoquent ces chiffres ?
Laura Lacombe : Il y a encore du travail ! Concernant les chiffres européens, ils me paraissent sous-estimer la prévalence des VSS dans le sens où on peut se demander : « Qui n’a jamais entendu de « blagues » sexistes au cours de sa carrière ? » ou des réflexions à caractère sexiste… Je pense qu’on en a déjà tous et toutes déjà fait, même sans le vouloir, que ce soit dans le cadre du travail ou non. D’après le Baromètre sur le sexisme ordinaire au travail (8), plus de 3/4 des femmes et 2/3 des hommes ont été exposés à des remarques sexistes au travail sous couvert d’humour. Et cela peut déjà entrer dans la large catégorie des « VSS », des violences sexistes et sexuelles, et plus précisément de l’outrage sexiste ou sexuel (9) (voire du harcèlement sexuel, si les remarques sont répétées).
Néanmoins, cette étude ne mesure pas tous les types d’outrages et c’est peut-être pour cela que les chiffres sont relativement faibles de mon point de vue. Le sexisme est tellement ancré en nous, dès notre plus jeune âge, qu’on ne se rend pas toujours compte que ce qu’on dit à une femme, on ne l’aurait pas dit à un homme… Et c’est également le cas au travail.
6 sur 10 : cela reste néanmoins un chiffre élevé, mais qui n’est ainsi pas une surprise pour nous; les VSS ont lieu partout, dans la rue, dans les transports en commun, mais aussi et surtout chez nous, avec notre entourage, nos proches, etc. Le lieu de travail ne peut alors être épargné. 9% des agressions sexuelles se déroulent d’ailleurs dans le cadre du travail (10).
Marine Koch : Comme le sous-entendait Laura, cela ne doit pas cacher d’autres réalités : les violences, notamment sexuelles, ont le plus souvent lieu au domicile. En effet, on estime que chez les femmes de 18 à 75 ans, dans 91% des cas, la personne auteure des violences sexuelles est un ou une proche, et presque un viol sur deux (45%) est subi par un conjoint ou ex-conjoint (11). On estime aussi que chaque année en France, 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles qui ont lieu, pour la plupart, au sein du foyer (12).
Concernant le taux du dépôt de plainte, ce taux n’est malheureusement pas surprenant non plus. De manière générale, quand il s’agit des violences sexuelles, ces actes sont la plupart du temps commis sans témoins, il est donc difficile de récolter des preuves.
Dans le cadre du travail spécifiquement, il y a de nombreuses choses qui pourraient expliquer que les victimes craignent des répercussions négatives sur leur carrière en cas de dépôt de plainte : elles peuvent craindre d’être harcelées, freinées dans leur évolution, poussées à la démission... Dans les situations de harcèlement sexuel, par exemple, lorsque la situation a été portée à la connaissance de l’employeur ou de la direction, 40% des personnes harcelées estiment que l’affaire s’est achevée à leur détriment (13).
Pourquoi les VSS au travail, dites "sous relation d'autorité ou de pouvoir" (14) sont-elles particulières ?
Laura Lacombe : Cela peut être considéré comme une situation aggravante en cas de condamnation. Par exemple, en cas de harcèlement sexuel, la peine encourue peut aller jusqu’à trois ans d'emprisonnement et 45 000 € d'amende, au lieu de 2 ans de prison et 30.000€, s’il y a relation de pouvoir (un lien de subordination entre l’auteur des faits et la victime) ou plus précisément si les faits sont commis par « une personne qui abuse de l'autorité que lui confèrent ses fonctions » ou par « un ascendant ou par toute autre personne ayant sur la victime une autorité de droit ou de fait » (15).
Par ailleurs, comme le rappelle la Miprof (14), la relation d’autorité peut créer un climat qui va faciliter ces violences. La probabilité que ces violences apparaissent peut augmenter avec la présence de certains facteurs liés au travail, qui mettent les individus dans des situations de vulnérabilité. Des facteurs tels que la précarité de l’emploi par exemple. Les personnes en situation de précarité professionnelle, comme les interims ou les personnes en CDD sont plus à risque. Une faible mixité dans les équipes ou des horaires atypiques (comme le travail de nuit) peuvent également être propices aux VSS.
Marine Koch : Oui, et de manière générale, ce facteur aggravant peut être caractérisé en dehors de l’entreprise : s’il s’agit d’un parent, d’un professeur, d’un entraineur sportif ou d’une baby-sitter par exemple. Il s’agit de relations dans lesquelles il existe un lien de subordination, et donc dans lequel l’auteur peut user d’un contrôle sur sa victime et assoir une domination. Encore une fois, cela explique en partie le taux alarmant d’enfants victimes de violences sexuelles.
Comment la chaire Diversité & Inclusion de l'EDHEC aborde-t-elle ce sujet ? Quels outils originaux proposez-vous, et avec quels effets attendus ?
Laura Lacombe : Nous sommes en train de développer un outil de sensibilisation basé sur un jeu de cartes (16), spécialement conçu pour le monde de l’entreprise. Il reprend les définitions légales des différentes formes que peuvent prendre les VSS (outrage sexiste, exhibition, agression sexuelle, …), des exemples de situations de VSS dans le monde du travail, et des outils pour agir en tant que témoin.
Marine Koch : Nous proposons également depuis peu un atelier sur les violences au sein du couple. Si, a priori, la thématique ne semble pas être en lien avec le milieu du travail, les employeurs ont tout intérêt à aborder cette question auprès de ses salariées.
D’une part, comme pour la thématique des VSS de manière générale, cela peut concerner tout le monde, en tant que victime, auteur ou témoin.
D’autre part, l’employeur est garant de la sécurité et de la santé de ses salariées : il doit pouvoir intervenir dès lors qu’il est mis au courant d’une situation de violences domestiques. L’entreprise peut ainsi sensibiliser ses salarié.es et se renseigner sur les dispositifs publics vers lesquels orienter une victime. Elle peut proposer des modalités de travail flexibles ou des congés spécifiques.
Au-delà de sa responsabilité, c’est dans l’intérêt de l’entreprise d’agir sur cette thématique : les violences conjugales ne se limitent pas à la sphère de l’intime, et les répercussions de ces dernières peuvent se faire ressentir dans les performances d’une victime (désengagement, absentéisme, mise en danger, etc.), voire mettre en danger l’ensemble des salarié.es (dans le cas où l’auteure menace la victime sur son lieu de travail).
Laura Lacombe : En plus de ce versant formation, la Chaire Diversité & Inclusion travaille également sur des aspects davantage tournés vers la recherche appliquée. Ainsi, nous souhaitons tester scientifiquement l’efficacité du dispositif sur les VSS. Pour cela, nous nous sommes associées à des collègues de l’Université de Lille, et développons actuellement un questionnaire qui permettra de vérifier que les objectifs visés par la sensibilisation sont bien atteints ; en se basant sur des échelles de mesure approuvées par la communauté scientifique.
Pourquoi les efforts pédagogiques et culturels à faire au travail sur ce sujet s'articulent-t-ils particulièrement bien avec vos actions et outils déployés auprès des étudiants ?
Laura Lacombe : Pour créer la sensibilisation auprès des personnes salariées, nous ne sommes pas reparties de zéro mais nous nous sommes basées sur l’outil « VSS : Agir et en Finir ! » que la Chaire avait développé en 2020 pour prévenir les VSS spécifiquement dans le milieu étudiant (16). Depuis, nous l’utilisons chaque année (et l’améliorons en fonction des retours) pour sensibiliser toutes nos nouvelles promos aux VSS. Nous nous sommes donc tout d’abord intéressées au sujet des VSS par le prisme étudiant. Nous voulions les sensibiliser à ce sujet dès leurs premiers jours à l’EDHEC.
Marine Koch : Nous avons ainsi pu sensibiliser environ 8 800 étudiants depuis la création du dispositif ! Mais nous souhaitons proposer une continuité de cet évènement marquant tout au long de l’année. Ainsi, nous avons proposé à tous les étudiants le MOOC « Violences Sexistes et Sexuelles : STOP ! » coordonné par IMT Atlantique, en collaboration avec le réseau VSS Formations.
Nous avons également développé de nouveaux projets cette année : d’une part avec un atelier sur les violences conjugales, proposé ponctuellement au corps étudiant, qui permet de retravailler les différentes formes de VSS vues durant les ateliers « VSS : Agir et en Finir ! », mais appliquées au cadre conjugal. Cela permet de casser les clichés sur les violences dans le couple. D’autre part, nous avons également lancé la première édition du parcours en ligne « Allié.e LGBT+ », qui permet de se renseigner sur les droits et les discriminations LGBT+, qui sont une population particulièrement vulnérable aux VSS .
Enfin, nous avons démarré un cycle de ciné-débats, qui ont lieu environ tous les 2-3 mois sur différentes thématiques de diversité et qui permettent d’aborder des thématiques plus larges et de manière plus informelle, avec le cinéma comme outil.
Références
(1) Que sont les violences sexistes et sexuelles ? Décodage - Info.gouv.fr - https://www.info.gouv.fr/actualite/violences-sexistes-et-sexuelles
(2) Les violences sexistes et sexuelles en France. Dossier Amnesty France - https://www.amnesty.fr/dossiers/les-violences-sexistes-et-sexuelles-en-france
(3) Les violences sexuelles hors cadre familial enregistrées par les services de sécurité en 2023. Lettre de l'observatoire national des violences faites aux femmes - arretonslesviolences.gouv.fr
(4) Article L4121-1 du Code du travail - Les obligations de l'employeur. Legifrance.gouv.fr - https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000035640828
(5) Article L1153-5-1 du Code du travail - Harcèlement sexuel. Legifrance.gouv.fr - https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000037380160
(6) Article L2314-1 du Code du travail - le CSE. Legifrance.gouv.fr - https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000037389707
(7) Observatoire européen du sexisme et du harcèlement sexuel au travail (2019) IFOP - https://www.ifop.com/publication/observatoire-europeen-du-sexisme-et-du-harcelement-sexuel-au-travail/
(8) Résultats du baromètre sur le sexisme ordinaire au travail 2023. Baromètre de l'initiative #StOpE | AFMD 2023 - https://www.afmd.fr/resultats-du-barometre-sur-le-sexisme-ordinaire-au-travail-2023
(9) Article R625-8-3 du Code Pénal - De l'outrage sexiste et sexuel - https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000047380081
(10) SSMSI, Insécurité et victimation : les enseignements de l’enquête CVS, édition 2021 - https://mobile.interieur.gouv.fr/Interstats/L-enquete-Cadre-de-vie-et-securite-CVS/Insecurite-et-victimation-les-enseignements-de-l-enquete-Cadre-de-vie-et-securite
(11) Lettres de l'Observatoire national des violences faites aux femmes, arretonslesviolences.org - https://arretonslesviolences.gouv.fr/les-lettres-de-l-observatoire-national-des-violences-faites-aux-femmes
(12) CIIVISE, Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants. Le rapport public de 2023 - https://www.ciivise.fr/le-rapport-public-de-2023
(13) Défenseur des droits, Harcèlement sexuel au travail, Livret du formateur et de la formatrice, 2018 - https://juridique.defenseurdesdroits.fr/doc_num.php?explnum_id=20252
(14) Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains. Violences sexistes et sexuelles sous relation d'autorité ou de pouvoir. Agir contre ce fléau trop longtemps ignoré (2024) travail-emploi.gouv.fr - https://travail-emploi.gouv.fr/violences-sexistes-et-sexuelles-sous-relation-dautorite-ou-de-pouvoir
(15) Article 222-33 du Code Pénal, De l'exhibition sexuelle et du harcèlement sexuel - https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000037289662
(16) Découvrir les ateliers VSS existants organisés pour l'ensemble des nouveaux étudiants en premaster - voir le reportage https://www.youtube.com/watch?v=Pre4s3_v5qU