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Le changement climatique, le grand bain pour la réglementation publique et privée

Bastiaan Van Der Linden , Associate Professor

Les inquiétudes croissantes concernant le changement climatique anthropique ont conduit à une fulgurante multiplication des réglementations sur les gaz à effet de serre...

Temps de lecture :
26 Mar 2019
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Les inquiétudes croissantes concernant le changement climatique anthropique ont conduit à une fulgurante multiplication des réglementations sur les gaz à effet de serre. Caractéristique marquante de ces réglementations : elles sont souvent édictées par des entreprises et des ONG, plutôt que par des États. Si les réglementations d’initiative privée sont relativement courantes de nos jours, s’agissant du changement climatique, les enjeux sont au plus haut et des dynamiques particulières entre réglementations privée et publique sont passées au premier plan. Le présent article fait un tour d’horizon de la réglementation relative au gaz à effet de serre et imagine son avenir.

En 2012, une étude universitaire recensait déjà pas moins de 68 initiatives (publiques-) privées visant à lutter contre le changement climatique. Un exemple notable, la  Science-Based Targets Initiative  aide les entreprises à fixer des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre représentant une « part équitable » de l’effort à fournir à l’échelle mondiale. Autre exemple intéressant complémentaire du projet Science-Based Targets Initiative, le  Carbon Disclosure Project  est l’une des plus grandes normes privées de déclaration des émissions de gaz à effet de serre. Des milliers d’entreprises utilisent désormais ces normes pour communiquer sur ce sujet aux investisseurs, aux gouvernements et autres parties prenantes.

Le domaine de la réglementation des gaz à effet de serre est encore pénalisé par la multiplicité des réglementations publiques promulguées par les États-nations et leurs institutions communes telles que l’Union européenne. Les nombreux mécanismes d’échange de droits d’émission de carbone qui existent actuellement, tels que le Système d’échange de quotas d’émission de l’UE, en sont un exemple typique. Pour compléter le kaléidoscope public et privé de la réglementation climatique, il faut encore composer avec les indénombrables réglementations locales, nationales et internationales axées sur les subventions, les taxes et autres instruments visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre.

Un système de gouvernance pluraliste et décentralisé pour lutter contre le changement climatique ?

 Ce puzzle mondial des réglementations publiques et privées suscite des réactions mitigées. Les optimistes soutiennent qu’un système de gouvernance décentralisé et pluraliste peut répondre à nombre d’intérêts différents et ouvrir des perspectives uniques d’éprouver de nouvelles formes de gouvernance. Les pessimistes craignent que cette pluralité donne aux plus gros émetteurs de gaz à effet de serre l’occasion de « picorer » dans le menu des réglementations, et que les règles d’initiative privée souffrent d’un contrôle et d’une application laxistes. Parallèlement à cela, la majorité s’accorde à dire que la mondialisation économique a mis sur la touche les autorités de réglementation nationales et que les perspectives d’une réglementation publique efficace à l’échelle planétaire sont minces. De ce fait, la réglementation climatique d’initiative privée peut paraître plus prometteuse.

La réglementation d’initiative privée en matière de durabilité - visant le changement climatique, entre autres - ne date pas d’hier. Ces dernières décennies en ont vu naître, là où les États semblaient incapables de créer une réglementation internationale. Le Forest Stewardship Council en est l’exemple par excellence. Composée d’ONG et d’entreprises du secteur de la production et de la transformation du bois, cette initiative privée comble les « lacunes de gouvernance » des réglementations publiques internationales afin de protéger les forêts (notamment tropicales). Ce n’est là qu’une des milliers d’initiatives réglementaires privées qui ont vu le jour au cours des dernières décennies. On explique généralement ce florilège d’initiatives de « droit souple » par le problème que présente l’absence de réglementation publique pour les entreprises. En effet, leur légitimité aux yeux des consommateurs, entre autres, dépend de leur conformité vis-à-vis de la législation appropriée. En l’absence de lois, les entreprises et les ONG comblent ces « lacunes de gouvernance » par des réglementations privées et créent ainsi des cadres susceptibles de conférer une légitimité aux entreprises.

La dynamique de la réglementation publique et privée en matière de changement climatique

La problématique du changement climatique vient en partie faire mentir ce constat : ici, l’absence de réglementation publique n’est pas nécessairement à l’origine de la réglementation privée. Au contraire, les deux types de réglementation semblent se développer simultanément. Les raisons qui poussent les entreprises à devenir acteur de la réglementation sont les suivantes :

a) lorsqu’une réglementation publique plus stricte est attendue, la réglementation privée peut aider les entreprises à se préparer à son entrée en vigueur,

b) en forgeant leur propre réglementation, les entreprises disposent d’un instrument leur permettant d’influencer le processus d’élaboration des règles publiques, et

c) une réglementation privée performante peut convaincre les régulateurs publics de laisser le privé maître de certaines dimensions des réglementations.

En effet, depuis sa création en 1995, la Conférence des Parties (COP) des Nations unies rassemble un nombre croissant d’entreprises désireuses de participer aux échanges sur la réglementation climatique (l’édition 2015 qui a accouché de l’Accord de Paris sur le climat étant la plus célèbre). Ainsi, la Carbon Pricing Leadership Coalition est née en marge des COP. Cette initiative d’États, d’entreprises et d’ONG orientée vers le soutien conjoint au développement de solutions efficaces d’échange de quotas d’émission et/ou de taxation du carbone, vise à « mettre au diapason » la cacophonie des règles existantes. Cette structure des règles implique, premièrement, d’accepter une pluralité d’initiatives réglementaires publiques et privées et, deuxièmement, d’associer ces réglementations entre elles afin d’obtenir des résultats que la réglementation publique ou privée ne peut fournir seule.

La (brève) histoire de l’édiction des règles publiques et privées montre que ces deux corpus de règles présentent des spécificités qui, en principe, peuvent avoir pour effet de se renforcer mutuellement. La réglementation d’initiative privée est relativement modulable, elle est promulguée par des personnes ayant une connaissance intime du secteur concerné et est à même de gagner plus facilement le soutien des parties privées. La réglementation publique peut stimuler la mise en œuvre de la réglementation privée (les appels d’offres publics font souvent référence aux appels d’offres privés en matière de durabilité, par exemple), orienter son pendant privé en lui imposant des objectifs, rendre les règles privées obligatoires et exécutoires.
 

L'avenir de la réglementation publique et privée en matière de changement climatique ?

Comme le montre ce bref aperçu, bon nombre des éléments nécessaires à une réglementation efficace du changement climatique sont en cours d’élaboration. Leur conjugaison dépendra d’un savant mélange qui nécessitera la poursuite des négociations publiques internationales, la participation active des ONG et leur mobilisation pour valoriser les connaissances et les influences des entreprises. Néanmoins, étant donné la fragmentation de la réglementation relative au changement climatique, les capacités limitées des États à élaborer un cadre mondial et les intérêts contradictoires en jeu, cette approche mérite d’être envisagée.


Aussi utopique que cela puisse paraître, on peut trouver des exemples réussis de cette interaction entre le public et le privé dans d’autres contextes réglementaires. L’ensemble des normes IFRS qui définissent aujourd’hui les informations financières que les entreprises sont tenues de publier dans leurs rapports annuels en est une excellente illustration. La réglementation IFRS a été élaborée à l’origine par l’organisme privé, International Accounting Standards Board, avant de devenir une obligation légale pour les entités publiques des États membres de l’UE et de nombreuses autres nations dans le monde. Par ailleurs, cette interaction a contribué à harmoniser les différents régimes comptables. Bien malin celui qui saura prédire l’avenir de la réglementation climatique. Des initiatives publiques fortes seront certainement essentielles, mais une articulation intelligente des réglementations publiques et privées pourrait être la promesse d’un fructueux mariage.