L'Europe de l'entrepreneuriat responsable
Dans cet article, initialement publié dans le magazine EDHEC Vox n°15 - et également disponible sur ladn.eu - Yasmine Machwate et Justine Soudier (EDHEC Entrepreneurs, EDHEC Centre for Responsible Entrepreneurship), reviennent sur la nécessité pour l’Europe de porter un nouveau modèle entrepreneurial, capable de concurrencer durablement celui de la Silicon Valley.
À 27 ans, Adrien Pagès n’en est pas à son premier coup d’essai. À peine diplômé, l’alumni lançait Fairbird, une solution alternative à l’emballage plastique, accompagné par l’incubateur EDHEC Entrepreneurs de Station F. Trois ans plus tard et la jeune pousse revendue, il imagine Morfo, une solution de restauration d’écosystèmes forestiers à grande échelle en zone tropicale. Un exemple typique de ce que l’on nomme l’économie régénérative dont la raison d’être consiste à restaurer et à renouveler les milieux et les ressources naturelles plutôt que de les épuiser.
« L’un de nos objectifs est de ne jamais optimiser nos revenus au détriment de notre impact sur les écosystèmes. Par exemple, nous avons changé le système de rémunération des collecteurs de semences pour passer d’un paiement à la collecte (type Uber, Deliveroo, etc.) à un système où l’on garantit des règlements durant toute l’année, un revenu sécurisé et une formation continue pour faire monter les gens en compétence. Ce changement a un coût, assumé par Morfo, car il s’agit du fondement de notre impact – mettre en lumière les gens vivant dans les forêts, valoriser les forêts déjà existantes, créer des emplois verts de qualité », illustre l’entrepreneur, démontrant du même coup l’interpénétration des écosystèmes et la nécessité de maîtriser l’effet rebond pour parvenir à un impact global net positif.
Semer les bonnes graines dès le début
En intégrant dès le démarrage ces enjeux, Morfo représente bien l’entreprise « Responsible by Design », en référence au modèle développé par l’EDHEC pour soutenir l’essor de ces pépites vertes.
Le point de départ ? Une étude, « Startups et entrepreneuriat responsable », menée en mars 2022 en partenariat avec Station F, qui révèle que 96 % des startups prévoient d’agir sur le sujet de la responsabilité au cours des douze prochains mois, quand seulement une startup sur quatre estime être suffisamment compétente pour élaborer un plan d’action. « Pour mieux accompagner les entrepreneurs, nous avons donc créé la méthodologie RED (Responsible Entrepreneurship by Design), fruit de plus de dix années d’expérience au sein des incubateurs EDHEC Entrepreneurs. Dans ce modèle, la startup intègre intentionnellement les enjeux de performance globale au cœur de son modèle d’affaires et de son modèle opérationnel, afin de bâtir l’entreprise sur des bases les plus saines possibles », précise Yasmine Machwate, responsable des incubateurs EDHEC Entrepreneurs. Autrement dit, elle n’attend pas d’avoir davantage de moyens pour agir !
À ce jour, le référentiel RED a été utilisé par plus de 1 000 entreprises en Europe grâce à la diffusion d’un guide gratuit qui recense plus de 60 actions à mettre en place dès le démarrage. Il est consulté par des entrepreneurs mais aussi des écoles, incubateurs, professeurs, investisseurs… Par exemple, le référentiel propose un modèle de pacte d’actionnaires qui intègre ces enjeux, ou des mesures simples comme ne se déplacer qu’en train, acheter du matériel informatique recyclé, etc.
« Tout cela permet d’éviter l’accumulation de la dette ESG. En miroir de la dette technique, elle prend en considération l’accumulation des externalités négatives qu’une entreprise va développer à mesure qu’elle grandit, si elle n’a pas anticipé ces questions », pointe Ludovic Cailluet, Professeur à l'EDHEC et Doyen associé EDHEC Centre for Responsible Entrepreneurship.
L’Europe, une voie singulière
Alors que six limites planétaires sur neuf ont été franchies, toutes les forces vives doivent être mobilisées pour résoudre les grands défis d’avenir, qu’il s’agisse des entreprises nouvellement créées – à l’image des emblématiques Yuka, 900.care, The 8 Impact ou encore Dooda, jeunes pousses portées par l’EDHEC – ou des business existants.
« L’État seul ne pourra pas résoudre l’équation, même si des réglementations comme la Loi Pacte vont dans le bon sens en repensant le rôle de l’entreprise dans la société, en conditionnant la fiscalité et les aides au niveau d’engagement, ou encore en modifiant le code des marchés publics », souligne Justine Soudier, directrice adjointe de l'EDHEC Centre for Responsible Entrepreneurship. Et si la France a bien avancé sur ces sujets, l’autre bonne nouvelle est qu’elle n’est pas seule en Europe. « L’Italie aussi a développé un modèle similaire, tout comme les pays nordiques. On ne peut que souhaiter voir se déployer un modèle européen d’entreprise à mission qui pourrait ensuite rayonner dans le monde », poursuit-elle.
Une dynamique portée par la réglementation européenne à l’image de la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) adoptée le 10 novembre 2022 et qui contraint les grandes entreprises à opérer des reporting extra-financiers, ce qui va nécessairement ruisseler sur les plus petites, lesquelles ne sont autres que les fournisseurs des plus grandes.
À l’inverse, les entrepreneurs et dirigeants américains peinent à s’emparer du sujet, puisque l’ESG y est perçu comme un sujet de bord politique associé aux démocrates. Récemment, l’État du Tennessee (républicain) s’est même saisi de la justice contre le gestionnaire d’actifs BlackRock qu’il accuse d’utiliser « des stratégies agressives pour pousser des objectifs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) controversés dans les actifs qu’il gère » .
« L’Europe a l’opportunité de porter une voix singulière tandis que la Chine nous a emboîté le pas en établissant un objectif de neutralité carbone pour 2060, soit dix ans après nous », souligne Justine Soudier. Un nouveau paradigme européen où l’hypercroissance ne serait plus une fin en soi, invitant à repenser le rapport au profit comme l’exprime cette citation de Frédéric Laloux, ancien partenaire associé chez McKinsey : « Le profit est comme l’air que nous respirons : nous avons besoin d’air pour vivre, mais nous ne vivons pas pour respirer. »
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Cet article est issu du magazine EDHEC Vox n°15 sur le thème des entreprises net positives.
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