4 questions à Lionel Martellini sur ses recherches en finance et… en astrophysique & physique quantique !
Dans cet entretien, Lionel Martellini - Professeur à l'EDHEC et Senior Advisor à l'EDHEC Climate Institute - prend le temps de revenir sur son parcours de chercheur et ses multiples passions en apparence (seulement) opposées...
Un doctorat en finance à Berkeley en 2000, un doctorat en astrophysique à Nice en 2019... et des dizaines d'articles dans des revues internationales. Comment avez-vous développé ces deux passions ?
Lionel Martellini : Depuis ma plus tendre enfance, j’ai toujours éprouvé une fascination profonde pour la déraisonnable efficacité des abstractions mathématiques à rendre compte des phénomènes physiques du monde réel. « Le Grand livre de la nature est écrit en langage mathématique » disait Galilée, et on ne peut que s’émerveiller du mystère que représente l’aptitude de l’esprit humain, dans sa finitude, à pouvoir déchiffrer ne serait-ce que quelques bribes de cet immense livre. Cet étonnement permanent est parfaitement résumé par la formule d’Albert Einstein, « ce qui est vraiment incompréhensible c’est que le monde soit compréhensible. »
En dépit de ce vif intérêt personnel pour la physique, j’ai été si profondément déçu par les enseignements du sujet au lycée, qui proposait une approche très formatée, n’encourageant ni la réflexion ni l’esprit critique, que j’ai finalement choisi de ne pas me former dans cette matière au cours de mes études supérieures. Je me suis ainsi plutôt orienté vers l’utilisation des mathématiques et des statistiques pour la modélisation des phénomènes aléatoires en finance et en économie. C’est après un parcours académique démarré aux Etats-Unis (PhD à l’Université de Californie à Berkeley puis Assistant Professor in finance à l’Université de Californie du Sud à Los Angeles) que j’ai finalement rejoint l’EDHEC, ou j’ai fondé aux côtés de Noël Amenc le centre de recherche EDHEC-Risk Institute.
Ce n’est finalement que bien plus tard, à l’occasion d’un séjour sabbatique à l’Université de Princeton en 2011-2012, que j’ai réalisé un premier pas dans l’étude de la physique de manière formelle. Il faut dire que Princeton est un lieu extraordinairement chargé d’histoire en ce qui concerne la physique théorique, qui a abrité au sein de son Institute for Advanced Study des géants tels qu’Albert Einstein et Kurt Gödel, mais aussi John Von Neumann ou Robert Oppenheimer, ou encore plus récemment Edward Witten, le seul physicien à ce jour à avoir reçu la médaille Fields en mathématiques… Il est vraiment difficile de séjourner dans cet environnement sans être happé par l’attraction étrange de la physique théorique ! J’ai ainsi suivi à Princeton deux cours doctoraux, celui de relativité générale et celui de cosmologie, qui était alors enseigné par le grand physicien Paul Steinhardt, réputé pour ses travaux sur le modèle cyclique de l’univers.
Cette expérience a conforté mon intérêt pour ces sujets, et j’ai décidé, de retour en France, de poursuivre des études doctorales dans le cadre d’une thèse portant sur les ondes gravitationnelles à l’Université Côte d’Azur. J’ai eu la chance d’y être accueilli par une astrophysicienne, Tania Regimbau, qui a fait preuve d’une grande ouverture d’esprit pour inviter un économiste financier à rejoindre ses travaux de recherche sur le fond gravitationnel stochastique !
En apparences opposés, ces domaines semblent pourtant dans votre esprit et vos "pratiques" très proches. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Lionel Martellini : De prime abord, le principal point de recoupement entre la finance et la physique est que ce sont deux domaines qui partagent un langage commun, celui des mathématiques. Un examen plus profond montre qu’il existe certaines similitudes, mais aussi bien entendu des différences fondamentales, entre ces disciplines.
Pour mieux saisir ces nuances, il est tout d’abord utile de rappeler que les phénomènes physiques semblent régis par des lois, qui elles-mêmes paraissent découler de principes fondamentaux, comme le principe de moindre action, le principe de relativité, ou le principe de conservation de l’énergie. Ces principes, quelque peu mystérieux et dont il s’agit dans un premier temps de deviner l’existence première, posent alors des contraintes utiles sur les lois admissibles, et guident ainsi le physicien dans son tâtonnement aveugle.
Au sujet du principe de conservation et sa manière d’éclairer le cheminement du physicien, il est instructif de considérer le parallèle établi par le physicien Richard Feynman : « Imaginons que la physique, ou plutôt la nature, soit un vaste jeu d’échecs avec des millions de pièces, et que nous nous efforcions de découvrir la règle du jeu. Les grandes divinités qui jouent le font très rapidement, on a de la peine à suivre et à comprendre. Pourtant, nous arrivons à saisir certaines règles, et parmi celles que nous découvrons il y en a qui ne nécessitent pas d’observer tous les mouvements. Par exemple, supposons qu’il y ait un seul fou, le fou blanc, sur l’échiquier ; puisque le fou avance en diagonale et donc reste toujours sur des cases de la même couleur, si on détourne un instant le regard pendant que les dieux jouent et qu’on le reporte à nouveau sur le jeu, on peut s’attendre à trouver encore un fou blanc sur l’échiquier, sa position aura peut-être changé mais la couleur de sa case sera restée la même. Telle est l’essence même d’une loi de conservation. Nous n’avons pas besoin d’entrer dans le jeu pour en connaître au moins les rudiments. »
C’est donc non seulement l’observation des phénomènes physiques, mais aussi l’existence supposée de ces principes, qui guident le physicien dans sa démarche. Ainsi, s’il est communément admis que la capacité à offrir des prédictions empiriques non encore invalidées par l’expérience est ce qui constitue le fondement de la validité d’une théorie physique, il est parfois nécessaire de penser « contre le réel ». L’exemple archétypique de ce cheminement est l’extraordinaire expérience de pensée proposée par Galilée pour justifier sur des bases purement logiques le principe d’universalité de la chute libre, alors même que la présence des forces de frottement induit systématiquement dans des expériences de chute libre (non réalisées dans le vide) des temps de chute différents pour des objets de masse, taille et de composition différentes.
Si l’on se tourne maintenant vers la théorie financière, il apparaît qu’elle repose également sur quelques principes fondamentaux, notamment le principe d’absence d’arbitrage (selon lequel deux actifs versant les mêmes flux doivent avoir le même prix), mais leur validité repose sur une forme de rationalité des agents économiques (en l’occurrence leur volonté d’exploiter des écarts de prix entre actifs pour générer un profit sans risque, ce qui tend à aligner les prix).
Au-delà des frictions (coûts de transactions, contraintes réglementaires, etc.), qui comme les forces de frottement en physique (dont elles sont l’équivalent naturel) viennent entraver une application pure et parfaite des principes fondamentaux, certains biais comportementaux des investisseurs peuvent compromettre la validité des principes fondamentaux de la finance.
Ainsi si l’on n’a jamais vu une pomme que l’on lâche de pas tomber vers le sol à une vitesse à peu près indépendante de sa masse (ou l’approximation est expliquée par la présence de frictions dans l’air), on a déjà vu des fonds d’investissement à capital fixe (ou fonds fermés) se négocier à des prix significativement différents de la valeur nette de leurs actifs sous-jacents, avec une différence qui peut être supérieure à celle expliquée par l’impact des frictions, et qui est notamment due à la présence de biais comportementaux ou informationnels (effet de marque, recommandations, manque de connaissances sur la valeur d’actif nette, etc.).
Courant 2016, la détection d'ondes gravitationnelles avait agité - à juste titre - le monde scientifique. Vos travaux et collaborations avaient contribué à ce momentum exceptionnel. Quelles ont été les suites ? Sur quoi avez-vous travaillé depuis lors ?
Lionel Martellini : L'existence des ondes gravitationnelles est en effet une découverte absolument majeure qui est venue apporter une nouvelle confirmation de la théorie de la relativité générale, mais en l’occurrence dans un domaine dit de champ fort, avec des trous noirs très massifs se déplaçant à des vitesses très élevées.
Cette découverte a ouvert une ère nouvelle en astrophysique et cosmologie, celle de l’astronomie gravitationnelle, qui pourra permettre d’observer des phénomènes inaccessibles par les méthodes traditionnelles basées sur des signaux d’origine électromagnétiques (rayons gamma, rayons X, ultraviolets, lumière visible, infrarouges, ondes radioélectriques, etc.).
La nouvelle frontière consiste désormais, grâce à la mise en place de détecteurs de plus en plus sensibles dont certains seront basés dans l’espace, d’arriver à détecter des ondes gravitationnelles d’origine cosmologique, qui sont des ondulations de la structure géométrique de l’espace-temps produites dans l’Univers primordial, quelques instants après le Big Bang. Contrairement aux ondes gravitationnelles d’origine astrophysique, les seules détectées à ce jour, qui sont émises par des événements astrophysiques violents comme la fusion de trous noirs ou d’étoiles à neutrons, celles d’origine cosmologique proviennent de phénomènes survenus aux tout premiers instants de l’Univers par des processus prédits par certains modèles cosmologiques mais dont l’existence reste à confirmer par des observations (inflation cosmique, phénomènes de transition de phase, cordes cosmiques, etc.).
A titre personnel, et même si ma contribution à cette grande découverte a été excessivement modeste, j’ai vécu comme un immense bonheur et privilège cette opportunité de rejoindre une collaboration internationale réunissant plus de 2000 chercheurs à travers le monde, embarqués dans une aventure intellectuelle absolument extraordinaire, et ce précisément au cours d’une période marquée par la première détection le 14 septembre 2015.
Mes centres d’intérêt ont beaucoup évolué depuis cette première excursion dans le monde de la physique, et mes travaux portent désormais sur un domaine entièrement différent, celui des fondements de la physique quantique. Alors que l’astrophysique et la cosmologie s’intéressent aux objets et structures à grande échelle qui constituent notre univers, la physique quantique a vocation à décrire le comportement de la matière à son niveau le plus fondamental, celui des particules élémentaires. Précisément 100 ans après l’introduction par Werner Heisenberg et Erwin Schrödinger des deux formulations concurrentes, mais équivalentes, de la mécanique quantique, il est fascinant de constater qu’il existe encore aujourd’hui des questions ouvertes dans le domaine.
A la faveur d’un autre séjour sabbatique, cette fois-ci au Massachusetts Institute of Technology (MIT) en 2022-2023, j’ai eu l’opportunité de démarrer avec des collègues physiciens un ambitieux programme de recherche sur la mesure du temps en mécanique quantique, qui reste aujourd’hui l’une des questions fondamentales non résolues. Alors que la règle de Born donne la distribution de probabilité d'une mesure de position à un instant donné (dans l’optique de répondre à la question « où se trouve la particule à cet instant ?»), il n'existe en effet pas de règle dans le formalisme standard de la mécanique quantique pour obtenir la distribution de probabilité d'une mesure de temps de passage à une position donnée (dans l’optique de répondre à la question « quand la particule arrivera-t-elle à cette position?»). Ce que l'on appelle « le problème du temps d'arrivée » a été largement débattu dans la littérature scientifique, où diverses approches concurrentes ont été proposées, mais aucun consensus n'a émergé à ce jour. L'absence d'un formalisme accepté pour l'analyse du temps d'arrivée peut être considérée comme l’un des principaux angles morts dans notre description quantique des phénomènes physiques.
Le travail que nous menons, et qui a donné lieu à plusieurs publications internationales dans des revues de référence, fournit un cadre général permettant d’approcher cette question du temps d’arrivée d’un système quantique à un état donné, et ce sans sortir du formalisme standard de la mécanique quantique mais plutôt en exploitant au maximum l’étendue de son spectre ! Nous avons ainsi fourni un ensemble de prédictions empiriques nouvelles, qui pour certaines sont assez étonnantes, comme la présence d’une violation de l’universalité de la chute libre dans le domaine quantique (au sens où le temps moyen de chute d’une particule quantique dans un champ de gravité dépend de sa masse), l’existence d’une nouvelle relation d’incertitude position/temps (qui vient compléter la relation d’Heisenberg position/vitesse) ou encore la présence dans certains cas de phénomènes d’interférence qui peuvent expliquer que le temps moyen d’atteinte d’une position plus éloignée peut être inférieur au temps moyen d’atteinte d’une position moins éloignée !
La prochaine étape consiste désormais en une validation expérimentale de ces prédictions et nous sommes en contact avec différentes équipes d’expérimentateurs pour envisager la mise en place de telles expériences qui pourront venir confirmer (ou invalider !) les résultats théoriques que nous avons obtenus en cherchant à exploiter la cohérence mathématique du formalisme quantique.
Les "role models" sont essentiels dans tous les métiers, y compris la recherche et l'enseignement. Si vous deviez vous retourner sur votre parcours, quels messages auriez-vous envie de délivrer aux étudiants actuels ?
Lionel Martellini : Oui, vous avez raison de souligner l’importance des « role models » dans un parcours. J’ai pour ma part été profondément marqué par la profonde liberté de certains physiciens comme Albert Einstein ou Richard Feynman, qui ont tracé leur chemin de manière très audacieuse et parfois sans se soucier du sens commun, et leur exemple a servi d’inspiration tout au long de ma trajectoire académique mais aussi personnelle.
A la lumière d’un parcours qui aura permis à un jeune adolescent un peu rêveur de pouvoir concilier une carrière de physicien amateur avec une carrière professionnelle en finance, le premier message que j’aurais envie de délivrer à nos étudiants est celui de les encourager à une forme de fidélité vis-à-vis de leurs rêves d’enfance. Cette fidélité me semble en effet un guide bien utile dans l’aventure, dérisoire mais extraordinaire, que représente une destinée humaine.
La physique quantique nous enseigne ainsi qu’au cœur de la fabrique de l’univers se trouve une gigantesque fonction d'onde, que l’on peut définir comme la source générative de possibilités de croissance infinies, et la vie humaine est un voyage continu de dépassement de soi, de croissance, de réalisation et d'expansion de ces potentialités.
Si la glaise est une statue en puissance, la page blanche un roman en devenir, il faut du temps, mais aussi la vision, le talent et le travail acharné d’un artiste pour rendre réel ce qui n’existait qu’à l’état de potentiel. Il s’agit ainsi pour chacun d’entre nous de construire pas à pas son destin, en assumant la pleine responsabilité d’être le seul artisan de ce long et patient processus d’accouchement de ce qui sera en définitive notre vie. Tout ceci est parfaitement capturé en quelques mots par la célèbre injonction Nietzschéenne : « Deviens ce que tu es. Fais ce que toi seul peut faire. »
Et le deuxième message que je serais tenté de délivrer, peut-être au fond le plus important, est celui de cultiver comme une forme de sagesse salutaire le goût de la gratitude tout au long de ce processus. De savoir prendre le temps de dire merci, merci à la vie, qui nous est offerte comme un cadeau, merci aux autres, qui nous accompagnent, parfois depuis notre plus tendre enfance, à travers nos succès et nos échecs.
J’ai eu pour ma part la chance d’effectuer la plus grande partie d’une carrière un peu atypique dans une institution, l’EDHEC, elle-même assez atypique, se distinguant des business schools françaises et internationales par un modèle de développement unique, qui autorise une grande liberté intellectuelle et aussi une grande liberté d’entreprendre. J’ai beaucoup reçu de la part de notre belle école, et je ressens pour cela un profond sentiment de gratitude. En retour j’ai essayé de donner, donner mon énergie au service de nos projets ambitieux au sein de l’EDHEC-Risk Institute et partager mon enthousiasme dans le cadre de mes interactions avec les générations d’étudiants extraordinaires que j’ai eu l’immense bonheur de côtoyer.
Alors merci à eux, merci à vous tous, et bonne route !
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Pour aller plus loin
Les lecteurs intéressés par poursuivre leur exploration du monde fascinant de la physique théorique pourront trouver des références intéressantes en suivant les liens ci-dessous.
The Theoretical Minimum
The Theoretical Minimum par Leonard Susskind, Stanford University est une série de cours et de livres de physique théorique créée par Leonard Susskind, professeur à Stanford, en collaboration avec Art Friedman. L’objectif est d’enseigner la physique théorique de manière rigoureuse mais accessible, en allant au-delà des simples vulgarisations et en introduisant les concepts mathématiques essentiels.
The Biggest Ideas in the Universe
The Biggest Ideas in the Universe est une série de vidéos et de livres produits par Sean Carroll, physicien théoricien et professeur à Johns Hopkins University, visant à expliquer les concepts fondamentaux de la physique avec des équations, mais de manière accessible aux non-spécialistes.