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Pourquoi la transparence des entreprises ne suffira pas pour « sauver » la nature

Madlen Sobkowiak , Associate Professor

Dans cet article, initialement publié dans The Conversation France, Madlen Sobkowiak, Professeure associée à l'EDHEC et Directrice du MSc in Global & Sustainable Business, décortique les effets et limites de la transparence des entreprises en matière de soutenabilité.

Temps de lecture :
26 nov 2024
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La transparence des entreprises pourrait-elle être l’une des solutions pour limiter le changement climatique ? Ou, à tout le moins, serait-elle un moyen de tenir les entreprises responsables de leur impact sur l’environnement ? 94 % des investisseurs eux-mêmes doutent de la validité des rapports sur le développement durable des entreprises, qui utilisent quantité d’affirmations non étayées selon le « Global Investor Survey 2023 » de PwC. Et leur scepticisme n’est pas infondé, selon l’étude que nous avons menée et récemment publiée.

 

En effet, si la transparence des entreprises est une première étape stratégique vers une économie plus durable, elle ne suffira pas à elle seule à obtenir des résultats positifs en matière d’impact des entreprises sur nos écosystèmes. Pour que le changement se produise réellement, trois conditions sont nécessaires : lier les actions des entreprises à leur impact sur l’environnement, prendre en compte les effets des opérations quotidiennes sur la nature et aligner les incitations financières et les objectifs écologiques.

 

Des débuts timides

Même si l’on observe une pression croissante en faveur des réglementations relatives à la prise en compte des écosystèmes naturels – en particulier sur les déclarations (disclosures) s’y rapportant – les entreprises commencent tout juste à fournir des informations sur leurs performances, leurs impacts et leurs risques en lien avec la nature. C’est l’essence même de la règlementation SFDR – Sustainable Finance Disclosure Regulation qui est entrée en vigueur en 2021 et de la directive CSRD – Corporate Sustainability Reporting Directive qui entre en vigueur en 2024 et vise à renforcer les obligations de transparence des entreprises sur les questions ESG au sein de l’Union européenne. Ces mesures sont caractéristiques d’un certain type d’approche, qui utilise la déclaration obligatoire d’informations comme moyen de réguler les comportements.

 

Cela fonctionne-t-il ? Pas comme levier unique, car les entreprises ont encore du mal à comprendre pleinement leurs propres impacts ou les impacts de leur chaîne d’approvisionnement sur la nature. De plus, elles manquent souvent de connaissances et d’expertise pour naviguer dans le paysage complexe et en constante évolution des exigences nationales et internationales en matière de rapports sur le développement durable, et encore moins pour prendre des mesures significatives. Cela pourrait entraîner une dilution du concept de transparence et une augmentation de l’écoblanchiment.

 

Le risque d’éco-blanchiment

L’écoblanchiment consiste à faire des déclarations environnementales fausses ou trompeuses. Ceci peut fausser les informations pertinentes dont un investisseur (un consommateur) a besoin pour prendre des décisions et, en fin de compte, éroder sa confiance dans les produits et/ou les pratiques liés au développement durable.

 

Une étude commandée par l’Union européenne en 2023 a révélé que 53 % des allégations environnementales sur les produits et services sont vagues, trompeuses, voire infondées. 40 % ne s’appuient sur aucune preuve. Aux États-Unis, 68 % des dirigeants ont admis s’être rendus coupables d’écoblanchiment. La normalisation des rapports sur le développement durable dans l’UE est donc nécessaire et attendue depuis longtemps.

 

Cependant, au lieu de demander aux entreprises de réduire leur impact environnemental en soi, les politiques actuelles se concentrent sur les informations à fournir, ce qui est nécessaire mais loin d’être suffisant en soi. Mes coauteurs et moi-même avons identifié trois conditions pour que les informations publiées puissent potentiellement influencer positivement les effets des activités des entreprises sur la nature :

  • établir un lien entre les entreprises et les écosystèmes ;

  • traduire les aspirations en opération ;

  • améliorer la réactivité et les réponses du système financier.

 

Notre approche actuelle, qui utilise les exigences en matière de déclaration pour modifier le comportement des entreprises, pourrait être limitée, car la fourniture d’informations n’encourage pas en soi les entreprises à atteindre pleinement des impacts positifs sur la nature. Comment changer cela ? Comment les informations publiées peuvent-elles donner lieu à des résultats tangibles ? Trois pistes doivent être étudiées.

 

Une traçabilité radicale

Le premier moyen intéressant à explorer consiste à relier les entreprises et les écosystèmes. Cela implique la mise en place d’une traçabilité radicale qui relie les actions des entreprises aux résultats obtenus dans des environnements particuliers. Cela permettrait de responsabiliser les entreprises, qu’elles publient ou non des données, et de les inciter à produire leurs propres données plutôt que de devoir répondre à des exigences créées par des tiers.

 

Cargill, fournisseur du secteur alimentaire, en est un exemple. Dans son rapport sur le soja en Amérique du Sud, l’entreprise trace le soja qu’elle produit et achète tout au long de sa chaîne d’approvisionnement, avec des sites situés dans des pays d’Amérique du Sud. Ces lieux sont géolocalisés et des données sur le degré de déforestation dans chaque parcelle sont obtenues à partir d’images satellites. Ainsi la traçabilité permet d’enrichir les déclarations de Cargill en lien avec les écosystèmes concernés par ses activités.

 

Développer des habitudes concrètes

La deuxième approche consiste à traduire les aspirations en opération. Pour cela, les entreprises doivent veiller à développer des outils et des « habitudes » qui traduisent l’intention stratégique en comportement sur le terrain. En d’autres termes, il s’agit d’établir un lien entre la connaissance et l’action. Même si les entreprises sont bien informées de leur impact sur la nature, il peut s’avérer difficile de traduire les stratégies de réduction de l’impact et de restauration de la nature en objectifs opérationnels. À cet égard, il peut être utile de traduire les ambitions en mesures spécifiques qui, une fois intégrées dans les entreprises, créent des actions (visibles et récurrentes) axées sur le changement.

 

Par exemple, LafargeHolcim Espagne, un producteur de granulat et de ciment, a développé un système de suivi pour évaluer les processus de restauration en étudiant les actifs naturels. Il a également analysé les ressources disponibles à partir d’échantillons de terrain en cataloguant la flore, en identifiant la végétation, en déterminant la répartition des oiseaux et des insectes, en évaluant l’état de la biodiversité dans la carrière et en élaborant des stratégies et des plans d’action. Le suivi des activités a été effectué à l’aide d’un indice de biodiversité développé en collaboration avec le WWF et le système d’indicateurs et de rapports sur la biodiversité de l’UICN.

 

Redonner du pouvoir aux propriétaires des entreprises

La dernière condition consiste à améliorer la réactivité des acteurs financiers, ainsi que leurs réponses. Cela nécessite de déterminer comment les acteurs du système financier peuvent favoriser les actions des entreprises. En d’autres termes, il s’agit d’aligner les incitations financières sur les objectifs environnementaux.

The Wall Street Journal (en anglais sous-titré).

 

Pour cela, les propriétaires des entreprises et ceux qui les financent sont les acteurs les plus puissants. La stabilité financière repose sur le bon fonctionnement des écosystèmes (des études récentes ont montré que le changement climatique constitue une menace pour la stabilité du système financier). Les modalités de publication d’information pourraient donc être utilisées pour attirer l’attention des investisseurs sur les impacts sur la nature, à l’image d’autres reportings existants plus développés.

 

Un exemple de ce type de mécanisme est le SFDR de l’Union européenne, qui exige des banques, des assureurs et des gestionnaires d’actifs qu’ils fournissent des informations sur la manière dont ils traitent les risques liés au développement durable. Prenons le cas de la société ASN Bank, spécialisée dans les produits bancaires durables, qui a développé un outil d’empreinte de biodiversité pour les institutions financières afin d’estimer les impacts d’un portefeuille d’investissement et d’identifier les points chauds de ce portefeuille.

 

Plus les informations déclarées sur le développement durable par les entreprises seront solides, normalisées et transparentes, plus nous pourrons lutter contre l’écoblanchiment qui sape la crédibilité des efforts. Mais si les déclarations sont essentielles, il est temps de prendre en compte leurs limites. Cela implique, pour les entreprises, d’adopter des approches de gouvernance qui façonnent l’action, et de cesser de s’appuyer uniquement sur les rapports existants.

 

 

Cet article de Madlen Sobkowiak, Professeure associée à l'EDHEC et Directrice du MSc in Global & Sustainable Business, a été republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

 

 

Photo de Anh Tuan To sur Unsplash

The Conversation