3 questions à R. Litterman (Kepos) et R. Rebonato (EDHEC) : lutter contre le changement climatique grâce à l'innovation financière
Quelle est l'influence des marchés financiers sur les stratégies climatiques ? Comment des instruments financiers innovants peuvent-ils faire progresser le secteur dans la lutte contre le changement climatique ? Dans cette interview conjointe, Robert Litterman, partenaire fondateur de Kepos Capital et co-développeur du modèle Black-Litterman d'allocation globale des actifs, et Riccardo Rebonato, professeur à l'EDHEC et directeur scientifique et directeur de programme de l'EDHEC-Risk Climate Impact Institute, discutent des différentes façons dont la finance pourrait être plus efficace en faveur du climat.
Pourquoi pensez-vous que la lutte contre le changement climatique est intrinsèquement un « jeu d'argent » ?
Litterman: On ne saurait trop insister sur l'urgence de la lutte contre le changement climatique. Une décarbonation rapide est essentielle et nécessite des investissements massifs dans les technologies et les infrastructures à faible émission de carbone. L'ampleur de ces investissements dépasse ce que les gouvernements ou la philanthropie peuvent fournir. Pour l'instant, l'équivalent en PIB des investissements à faible intensité de carbone est de 3,8 % en Chine, de 1,2 % aux États-Unis et d'environ 2,4 % en Europe (1). C'est là que le secteur privé doit intervenir, motivé par le potentiel de profits futurs. L'investissement privé est essentiel pour atteindre l'échelle et la vitesse nécessaires à une atténuation efficace du changement climatique. Et avec 1300 milliards de dollars de subventions annuelles directes aux énergies fossiles, l'argent est définitivement au centre de tout cela (2).
Rebonato: Absolument, et parallèlement à la décarbonation, nous ne devons pas négliger l'importance des technologies à émissions négatives telles que le reboisement et la capture du carbone (3). Ces technologies, actuellement sous-financées et sous-évaluées, sont essentielles pour rester dans les limites de température visées. Leur rôle complète les efforts de réduction des émissions, mais elles nécessitent également des investissements financiers et un soutien importants. Le problème est que ces initiatives n'offrent pas l'attrait de profits futurs pour le secteur privé, et nécessitent donc des subventions substantielles. C'est pourquoi nous devons repenser nos politiques de subvention : nous devons poursuivre nos efforts dans le domaine des énergies renouvelables, mais ce n'est pas en nous concentrant uniquement sur cet aspect du processus de décarbonation au détriment de tous les autres que nous y parviendrons (4). En outre, en tirant les leçons de l'histoire des énergies renouvelables, nous devrions anticiper et favoriser une réduction similaire du coût de ces technologies par le biais d'investissements stratégiques et de l'« apprentissage par la pratique ».
Litterman: Le total actuel des subventions aux énergies fossiles, 7 000 milliards de dollars, si l'on ajoute aux subventions directes (1300 milliards) les 5 700 milliards de dollars de subventions indirectes, constitue un obstacle énorme (2). Et malheureusement, la situation internationale, avec la guerre en Ukraine, s'accompagne d'une augmentation conséquente des subventions primaires aux énergies fossiles.
Quelle est l'influence des marchés financiers sur les stratégies climatiques ?
Litterman: Les marchés financiers jouent un rôle essentiel dans l'élaboration des stratégies climatiques. La question des subventions aux énergies fossiles, qui se chiffre en milliers de milliards de dollars, en est un bon exemple. En éliminant ces subventions et en mettant en place des incitations fortes et harmonisées au niveau mondial pour réduire les émissions de carbone, nous pouvons augmenter de manière significative les rendements attendus des investissements à faible intensité de carbone. S'il est attiré par les bons leviers, le secteur privé investira. Des outils tels que le baromètre carbone (5) et les obligations indexées sur le carbone (carbon-linked bonds) (6) peuvent jouer un rôle déterminant dans ce processus, en démontrant le pouvoir des marchés financiers dans le soutien à la décarbonation.
Rebonato: Les marchés financiers sont en effet essentiels. Mais le rôle qu'ils jouent aujourd'hui est loin d'être optimal au regard des objectifs que nous essayons collectivement d'atteindre. La prise en compte des primes de risque climatique dans les décisions d'investissement est essentielle (7). Nous devons réévaluer les actifs verts et bruns en fonction des dommages qu'ils pourraient causer au climat. Cette réévaluation peut avoir un impact profond sur les tendances et les décisions en matière d'investissement. Le concept d'obligations liées au carbone proposé par M. Litterman, par exemple, soulève d'importantes questions quant à l'alignement des instruments financiers sur les objectifs climatiques à long terme.
Comment vos propositions rendent-elles les scénarios climatiques plus pertinents pour les investisseurs et les entrepreneurs ?
Litterman: Les carbon-linked bonds sont conçus pour aligner étroitement les intérêts des gouvernements et des investisseurs sur les objectifs de réduction des émissions de carbone. Ils reposent sur un indicateur clé pour les investisseurs, les entreprises, les entrepreneurs, les gouvernements - en fait, pour tout le monde : un prix du carbone. Ces obligations permettraient aux gouvernements de signaler leurs intentions futures en matière de tarification du carbone et d'inciter les pouvoirs publics à agir en liant les paiements des coupons et du nominal à un indice global et harmonisé des prix du carbone. En transformant la tarification du carbone en un instrument financier, les obligations contribuent à atténuer les défis politiques à court terme liés à la mise en œuvre d'une taxe sur le carbone et fournissent des fonds immédiats aux gouvernements crédibles, facilitant ainsi la transition écologique pour la société et les économies. Elles permettraient également aux investisseurs de se prémunir contre les risques liés à la politique climatique, ce qui stimulerait les investissements et l'innovation dans les technologies à faible émission de carbone, au bénéfice du secteur financier et de la société dans son ensemble.
Rebonato: Pour que ces scénarios soient réellement utiles aux investisseurs et aux entrepreneurs, il est également essentiel d'intégrer de meilleures évaluations probabilistes (8). Cette approche permet d'obtenir une image plus claire de la probabilité des différents résultats climatiques, offrant ainsi des informations vitales pour la prise de décision financière. En enrichissant les scénarios climatiques de ce niveau de détail, nous les rendons plus pratiques et informatifs pour ceux qui dirigent les investissements dans les projets et les technologies liés au climat.
Références
(1) Voir International Energy Agency 2022 and Bloomberg New Energy Outlook 2024
(2) Fossil Fuel Subsidies Surged to Record $7 Trillion - IMF Blog (2024) - https://www.imf.org/en/Blogs/Articles/2023/08/24/fossil-fuel-subsidies-surged-to-record-7-trillion
(3) Optimal Climate Policy with Negative Emissions. Riccardo Rebonat et al. (2023). EDHEC-Risk Climate report - https://climateimpact.edhec.edu/sites/ercii/files/ercii_wp_optimal_climate_policy_0323.pdf
Voir aussi Les technologies à émissions négatives deviennent incontournables face au réchauffement climatique, Riccardo Rebonato. EDHEC Vox / The Conversation (2022) - https://www.edhec.edu/fr/recherche-et-faculte/edhec-vox/technologies-emissions-negatives-incontournables-face-au-rechauffement-climatique
(4) How To Think About Climate Change. Insights from Economics for the Perplexed but Open-minded Citizen. Cambridge University Press (2024). Riccardo Rebonato.
(5) Tracking Global Carbon Pricing Policies: Carbon Barometer Price (CBP). GRO Intelligence, in partnership with Kepos Capital - https://www.gro-intelligence.com/carbon-barometer
(6) A Renowned Economist’s New Idea for Stopping Climate Change. The New-York Times, Juin 2023 - https://www.nytimes.com/2023/06/26/opinion/climate-change-carbon-linked-bonds.html
(7) Where is the Climate Risk Premium? Revoir le webinaire de Riccardo Rebonato (Sept. 2023) ou lire l'article académique associé Value versus Values: What Is the Sign of the Climate Risk Premium? in Journal of Portfolio Management (Avril 2024)
(8) How to enhance climate scenarios for investors? Revoir le webinaire de Riccardo Rebonato (Mars 2024) ou lire la publication associée Climate Scenario Analysis and Stress Testing for Investors: A Probabilistic Approach. Riccardo Rebonato, EDHEC-Risk Climate publication (Janvier 2024) - https://climateimpact.edhec.edu/publications/climate-scenario-analysis-and-stress-testing