Après Milken, Keating, Madoff, Kerviel... Revisiter l'éthique dans l'industrie financière
La succession de récits d’abus perpétrés sur les marchés financiers - délits d’initié ou manipulations de marché - dans le secteur privé ou public ternit l’image des institutions et professionnels de la finance. [...] Depuis la crise de 2008, nombre de nouvelles réglementations visant à empêcher et à décourager les abus de marché ont été mises en oeuvre à différents niveaux. Toutefois, des recherches menées récemment par des économistes de l’EDHEC Business School et leurs co-auteurs soulignent que la finance est loin d’être débarrassée de ces pratiques. Tour d'horizon des défis actuels par Peter G. Szilagyi, Aziza Laguecir et Fabian Bernhard.
Il ne se passe guère une semaine sans qu’un scandale financier, nouveau ou réplique d’un ancien, fasse la une des journaux. Cette succession de récits d’abus perpétrés sur les marchés financiers - délits d’initié ou manipulations de marché - dans le secteur privé ou public ternit l’image des institutions et professionnels de la finance. Si certaines recherches montrent une étonnante corrélation entre la couverture médiatique de tels abus et l’accroissement des activités des banques impliquées (1), le consensus est fort pour dire que ces abus doivent être évités car ils nuisent à l’intégrité du secteur financier dans son ensemble. Depuis la crise financière mondiale de 2008, nombre de nouvelles réglementations visant à empêcher et à décourager les abus de marché ont été mises en oeuvre à différents niveaux. Toutefois, des recherches menées récemment par des économistes de l’EDHEC Business School et leurs co-auteurs soulignent que la finance est loin d’être débarrassée de ces pratiques. Les mesures correctives passent souvent à côté du problème de fond : un abus financier est toujours le résultat d’une décision prise par un individu baignant dans une « culture de l’argent » (2) spécifique bien qu’à géométrie variable. Que se passe-t-il lorsque l’on examine les faiblesses structurelles de l’industrie financière qui se révèlent en contradiction avec les décisions, préjugés et valeurs morales des individus ? Comment transformer le rapport des individus à l’argent ? Les banquiers, traders, contrôleurs ou gestionnaires de risques peuvent-ils être les acteurs d’un secteur financier plus éthique ?
Pourquoi les lois, procédures et contrôles manquent d’efficacité
Dans le sillage de la crise de 2008 et des propositions émanant des sommets du G20 de Washington et de Londres, des réglementations des secteurs de la banque et de la finance visant à améliorer la discipline de marché ont été introduites à trois niveaux : législations et réglementations nationales, codes de conduite sectoriels (nationaux et internationaux) et autorégulation institutionnelle. « Bien que ces nouvelles lois et orientations aillent dans la bonne direction, imposer par le haut de nouvelles règles présente des lacunes évidentes », indique Peter G. Szilagyi, Professeur de finance à l’EDHEC. « Dans les institutions financières et sur les marchés financiers, des comportements illégaux et contraires à l’éthique ne cessent d’être observés ».
Pourquoi en est-il ainsi ? Prenons, par exemple, la répartition des tâches dans le secteur financier, conçue pour opérer une séparation entre les banquiers et les traders et leurs contrôleurs. La solution semble être devenue le problème : « Cette distance, qui devrait apporter une certaine objectivité, agit comme un écran de fumée », analyse Aziza Laguecir, Professeur de Contrôle de Gestion à l’EDHEC, dans une publication académique récente (Réf. A.). « La distance physique, les écarts d’expertise et de statut social – notamment au niveau salarial – entre les contrôleurs et les traders, compromettent l’efficacité des systèmes de contrôle. On pourrait même penser que ces systèmes ont été conçus pour être inopérants », ajoute-t-elle.
De nombreux chercheurs conseillent aux décideurs publics et privés d’adopter une approche plus restrictive en vue d’atteindre des « efficiences éthiques », car tributaires de la façon dont les individus s’observent et se voient : « Selon moi, un comportement illégal et contraire à l’éthique est alimenté par des biais comportementaux individuels qu’il est impossible d’enrayer au moyen d’une approche descendante visant à faire respecter la discipline de marché », affirme Peter G. Szilagyi dans son dernier article académique (Réf. B.). « Les biais comportementaux observés mais tolérés dans les institutions financières peuvent prendre la forme d’un excès de confiance, d’une dépendance à l’égard du cadre, d’une aversion aux pertes et d’une minimisation des regrets. Ceux-ci sont souvent tolérés en raison de préjugés internes au groupe, tels que la loyauté et le tribalisme ». Selon lui, la question du comportement est capitale : « Imposer des mesures dissuasives et des codes fondés sur des règles dans l’espoir de faire respecter ces codes ne fera pas disparaître ces biais. Un trader coupable de délit d’initié peut ne ressentir aucune culpabilité, si ses collègues excusent ou encouragent son comportement. Une lanceuse d’alerte peut ne pas tirer la sonnette d’alarme, par peur de subir l’ostracisme de ses collègues et une reconversion professionnelle forcée ».
De l’importance de la gestion et de la culture d’entreprise
« Ce serait se méprendre que de penser que les professionnels de la finance sont des individus ayant un socle commun de croyances, d’attentes et d’objectifs », explique Fabian Bernhard, Professeur Associé de Management à l’EDHEC et auteur d’un article académique récemment paru (Réf.C.) sur la question. « Les banquiers se distinguent les uns des autres dans leur façon d’appréhender et de vivre les scandales antérieurs du secteur. Les personnes avec lesquelles je me suis entretenu peuvent être catégorisées en fonction de leur niveau d’identification à la profession », renchérit-il. « De nombreux professionnels de la finance ont déclaré ne pas se culpabiliser du comportement immoral d’un collègue banquier. De surcroît, ceux qui ne s’identifient pas à la profession de banquier et qui pourraient travailler indifféremment dans d’autres secteurs ne se sentent que peu responsables. À l’autre extrême, le groupe des banquiers « purs et durs » prêts à se battre bec et ongles pour défendre leur image et leur statut se sentent également peu coupables. Ce sont ceux situés entre ces extrêmes, qui s’identifient dans une certaine mesure à la profession, tout en maintenant une distance critique à son endroit, qui sont les plus susceptibles d’accepter la responsabilité et l’appel au changement ».
D’une certaine manière, pour les institutions qui ont l’habitude de mettre en œuvre des décisions rationnelles et qui souhaitent maintenant s’attaquer aux atteintes éthiques, amorcer un changement de culture pourrait être prometteur. « Je suis persuadée que l’idée de résoudre ces problèmes à l’aide de l’analyse de données, de traçage informatique, voire de l’intelligence artificielle n’est qu’une impasse », indique Aziza Laguecir. « Les professionnels de la finance ne devraient pas fermer les yeux sur la question de la culture du secteur », avance Peter G. Szilagyi. « Nous savons tous comment l’argent peut influer sur les comportements et refouler l’éthique personnelle. La culture organisationnelle du secteur ne devrait pas tolérer l’immobilisme face aux actes délictueux qui ne seraient pas pris en flagrant délit ».
Comprendre et améliorer les modèles comportementaux : la solution ?
Selon Aziza Laguecir, certaines améliorations récemment apportées au contrôle des opérations de trading pourraient fournir certains éléments de réponse : « Nous devons nous départir du principe de séparation des tâches et nous assurer que les acteurs clés – ceux qui sont le plus en mesure de commettre des abus juridiques et éthiques – sont surveillés de près par leurs pairs : non via une gestion à distance ou un logiciel, mais bien par des individus ».Sur le modèle des poupées russes, l’évolution vers une industrie financière plus éthique requiert une reconnaissance, une compréhension, une mise en œuvre et une surveillance des règles et codes de conduite à tous les niveaux, mais plus particulièrement à l’échelle individuelle : « Il m’apparaît clair qu’il faut graduellement s’attaquer aux « banquiers purs et durs », en les confrontant de façon répétée à des informations démontrant les aspects négatifs de la fraude », insiste Fabian Bernhard. « La science comportementale a montré que lorsqu’une personne est convaincue d’une idée, essayer de la raisonner est vain, elle finira toujours par « rationaliser » vos arguments de façon à valider son propre point de vue – un processus appelé le « raisonnement motivé ». Grâce à la communication et au management, les « raisonneurs motivés » doivent être confrontés à des informations fortes, crédibles et fréquentes sur les mauvaises pratiques passées. Ce n’est qu’alors qu’un changement de mentalité peut s’opérer ».
Les principes déontologiques doivent être inhérents à la culture ambiante des individus et des institutions, de sorte que les actions soient filtrées via le prisme de la responsabilité et de la prévoyance. Peter G. Szilagyi précise que c’est un long processus qui démarre à la maison et sur les bancs de l’école. « La littérature en matière de finance comportementale a montré que le cadre de la salle de classe peut favoriser le développement d’un discernement moral à l’échelle individuelle (3). Parmi les techniques utilisées, on compte la discussion des théories de l’éthique, l’apprentissage par les pairs et le discours moral ». Selon lui, les universitaires peuvent apporter leur contribution en posant les bonnes questions, ancrées dans leur compréhension du secteur, du comportement humain et de la complémentarité entre différentes actions : « Comment prenons-nous, comme ceux qui nous entourent, des décisions individuelles en tenant compte de la performance sociale et de la pression exercée par nos pairs, par exemple ? Quelles motivations et quels biais pourraient expliquer certains comportements et choix ? Comment agir de manière éthique et dans l’intérêt du bien commun ? Cette approche inclusive et ascendante, qui procède de l’individu, peut s’ajouter aux cadres réglementaires et mesures incitatives des institutions financières modernes pour empêcher tout comportement illégal et contraire à l’éthique ».
(1) Thomas Roulet, “Sins for some, virtues for others: Media coverage of investment banks’ misconduct and adherence to professional norms during the financial crisis”, Human Relations, 2018. (2) « Money culture » est le titre d’un livre à succès de Michael Lewis paru en 2011 sur la « folie qui a alimenté la machine financière dans les années 1980 ». (3) “Mapping Ethics Education in Accounting Research: A Bibliometric Analysis”, Tamara Poje et Maya Zaman Groff, Journal of Business Ethics (2021)
Références
A. Organized decoupling of management control systems: An exploratory study of traders’ unethical behavior (2021) – Journal of Business Ethics. Aziza Laguecir (EDHEC Business School), Bernard Leca (ESSEC Business School). https://doi.org/10.1007/s10551-021-04741-3
B. Financial Market Manipulation, Whistleblowing, and the Common Good: Evidence from the LIBOR Scandal (2021) – Abacus, A Journal of Accounting, Finance and Business Studies. Jonathan A. Batten (RMIT University), Igor Lončarski (School of Economics and Business, University of Ljubljana), Peter G. Szilagyi (EDHEC Business School). https://doi.org/10.1111/abac.12245
C. When Bankers feel Guilty – Employees’ Vicarious Guilt and the Support of Moral Business Practices (2021) - European Management Journal. Fabian Bernhard (EDHEC Business School). https://doi.org/10.1016/j.emj.2021.08.001