[Cas par cas #2] Ludovic Cailluet : les enseignements de Yuka, une entreprise à impact en plein essor
Ludovic Cailluet, professeur à l'EDHEC et doyen associé de l’EDHEC Centre for Responsible Entrepreneurship, a co-publié avec Hélène Gorge (Univ. Lille) une étude de cas (1) sur le succès de Yuka, une entreprise à impact qui a conquis plus de 40 millions d’utilisateurs dans le monde, avec une explosion de notoriété aux Etats-Unis depuis fin 2021. Portée notamment par l’écosystème entrepreneurial EDHEC, Yuka – dont Julie Chapon, co fondatrice, est une diplômée de l’école - a eu un impact significatif sur les habitudes alimentaires des consommateurs, mais aussi sur les pratiques de l’industrie agro-alimentaire. Ce cas a été publié dans la 13e édition du manuel Exploring Strategy, classé parmi les quatre manuels les plus influents au monde par le Financial Times en 2021 (2), et le premier sur la thématique Stratégie.
En quoi la stratégie et le fonctionnement d’une startup à impact comme Yuka sont-ils différents de ceux d’une entreprise classique ?
Les entreprises à impact comme Yuka orientent d’abord leurs actions vers un objectif social et/ou environnemental positif : prise de conscience des consommateurs sur la qualité de leur alimentation, changement de comportement des industriels. La rentabilité immédiate est secondaire.
Autre caractéristique de ce type d’entreprises : le choix d'investisseurs en accord avec la mission, souvent via des financements publics ou alternatifs. Yuka a d’ailleurs opté pour un pacte de gouvernance qui limite leur influence : pas de siège au conseil d’administration, rôle seulement consultatif, aucune rentabilité promise et engagement à ne pas vendre leurs parts à l’agrobusiness.
Yuka a aussi bâti une communauté d’utilisateurs très engagée sur les réseaux sociaux. Via LinkedIn, elle parvient à impliquer des leaders d’opinion. Cela a été décisif par exemple pour constituer une cagnotte lorsque des entreprises de charcuterie industrielle ont intenté un procès à la startup (3).
Les scandales alimentaires survenus ces dernières années ont-ils eu des effets sur le succès de cette entreprise ? Le timing a-t-il joué un rôle-clé ?
En 2017, Yuka est arrivée au moment où plusieurs scandales alimentaires et sanitaires faisaient la une de l’actualité. Les consommateurs étaient donc plus réceptifs à sa mission, et la couverture médiatique plus favorable.
A cette période, la prise de conscience autour de la durabilité et du bien-être s’est accrue, surtout chez les jeunes. Plus qu'un scanner de produits, l'application est devenue un outil pour les citoyens désireux d’agir. A l’inverse, les efforts historiques de l'industrie agroalimentaire afin de limiter la réglementation en faveur d’une alimentation de meilleure qualité a créé une opportunité pour Yuka.
Les personnalités des fondateurs ont-elles influencé la réussite de leur projet ?
Les trois fondateurs de Yuka aiment travailler ensemble. Ils ont des profils variés et leurs expertises respectives s’additionnent autour d’un engagement partagé.
Spécialiste de la transformation numérique, Julie Chapon possédait de solides compétences en gestion et savait naviguer dans le monde des affaires. Sa capacité à faire connaître la mission de Yuka dans les médias, sa sincérité et sa personnalité ont beaucoup contribué à l’adhésion du public et des investisseurs. Les relations qu’elle a développées et son réseau d'alumni de l'EDHEC ont aussi été décisives.
Benoît Martin, expert en achats pour les banques et les assurances, a géré les aspects financiers et comptables du projet. Sa formation en école de commerce a été un atout. D’un profil plus technique, son frère François Martin a joué un rôle essentiel dans le développement de Yuka grâce à son expérience en conception de sites et d’applications mobiles.
Comment la communauté d’utilisateurs de Yuka a-t-elle été intégrée à la stratégie globale ? Quel rôle a-t-elle joué dans sa résilience face aux attaques de l'industrie agroalimentaire ?
La communauté est au centre de la stratégie de Yuka. Dès le début du projet, la startup l’a impliquée pour contribuer à la base de données de références de produits. Via son blog et d'autres plateformes comme Instagram, Yuka a élaboré une stratégie de contenu pour éduquer le grand public à ses missions et maintenir chez lui un haut niveau d’engagement.
D’ailleurs, lorsque Yuka a été attaquée en justice par l'industrie agro-alimentaire pour avoir signalé la présence de nitrites dans les charcuteries (3), la communauté s'est mobilisée. Yuka a bénéficié d’un effet « David contre Goliath » vis-à-vis des industriels qui voulaient la faire taire. Le contraire s’est produit : l'application s’est retrouvée mise en lumière et le public a été sensibilisé aux problèmes de santé liés à certains produits alimentaires. C’’est un exemple typique d’effet Streisand.
Sur les réseaux sociaux, la force de la communauté a aussi soutenu l'expansion internationale de l’application. Fin 2021, les vidéos d’influenceurs sur TikTok ont beaucoup aidé à la croissance rapide de Yuka aux États-Unis.
Comment utilisez-vous cette étude de cas (2) avec vos étudiants ? Avez-vous eu des surprises ?
Ce cas peut être mobilisé dans un cours de stratégie ou d’entrepreneuriat, avec des étudiants en bachelor ou master comme avec des cadres et dirigeants en executive education. Il permet de faire réfléchir au contexte de la pratique stratégique. Elle n’est pas la même selon que les principales parties prenantes sont une famille propriétaire, un fonds de pension ou les membres d’une organisation à but non lucratif.
Yuka représente le cas assez singulier d’une véritable entreprise commerciale qui doit vivre de ses revenus, mais dont les dirigeants et leurs investisseurs sont alignés sur une idée : l’objectif le plus important de l’entreprise n’est pas de maximiser l’intérêt financier. C’est de transformer profondément et durablement les pratiques de consommation, les habitudes alimentaires et de réduire la diffusion de produits cosmétiques aux composants nocifs pour la santé.
Pour nombre de nos étudiants, cette ambition entrepreneuriale fondée sur la volonté d’avoir un impact fort sur la société est surprenante. Ils interrogent très rapidement le modèle de développement de Yuka et la sincérité de ses dirigeants. Ils questionnent aussi l’indépendance et l’intégrité des données recueillies via l’app.
Ce cas est très riche pour engager un dialogue sur la raison d’être d’un projet entrepreneurial et sur la difficulté de « tenir une ligne » responsable tout en faisant grandir une entreprise. L’exemple de Yuka est également intéressant pour souligner l’importance de bien choisir ses modes de financement et sa gouvernance.
Références
(1) Yuka: changing the world one barcode at a time, Ludovic Cailluet and Hélène Gorge in Whittington R., Regnér P., Angwin D., Johnson G. & Scholes K. (2023). Exploring Strategy, Text & Cases (13th ed 2023). Pearson.
(2) Harvard’s ‘teaching power’ puts business school in the lead for influence, FT.com, May 2021
(3) Nitrites dans la charcuterie : le droit à informer de l’application Yuka reconnu en justice, Le Monde, 9 déc. 2022.