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Comment enseigner un entrepreneuriat plus responsable ?

Quentin Genissel , Directeur du MSc Entrepreneurship & Innovation

Dans cet article, Quentin Genissel, directeur du MSc Entrepreneurship & Innovation à l'EDHEC et doctorant à l'Université Paris Dauphine-PSL, bat en brèche le fantasme de l’entrepreneur solitaire et détaille la philosophie et les modalités d’un enseignement entrepreneurial plus responsable.

Temps de lecture :
6 fév 2025
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Naissance et limites du mythe de l’entrepreneur

« Qu’est-ce qui, par-dessus tout, unit Carnegie et Gates, Edison et Jobs, Ford et Musk ? Le fait que tous, quelles que soient leur industrie et les spécificités de leurs légendes personnelles, ont incarné la marche du progrès. » Anthony Galuzzo, Le mythe de l’entrepreneur (1)

 

S’il fallait représenter de façon caricaturale l’entrepreneur de ces 30 dernières années pour un livre d’enfant, ce serait sûrement un chevalier à dos de licorne pointant l’horizon avec une épée de silicium. En légende on expliquerait qu’il est un intrépide solitaire, que son rang se mesure à ses levées de fonds, que son arme est un semi-conducteur, donc liée à la technologie. Le modèle de la Silicon Valley et son influence mondiale, pourtant, est critiqué : on lui préfèrerait une approche plus large et inclusive afin de mieux répondre aux défis économiques et sociaux contemporains (2).

 

Dans les années 1980, aux balbutiements de la recherche en entrepreneuriat, le projet en vogue était d’identifier la psychologie typique des entrepreneurs. On faisait l’hypothèse qu’avoir certains traits de personnalité prédisposait à la réussite entrepreneuriale, comme la propension au risque, la ténacité, la capacité à résister à l’échec. Toutefois, aucune étude comportementale des entrepreneurs n’a conclu à un profilage pertinent (3). Pourtant, on trouve partout dans la littérature grise, et jusque dans les manuels destinés aux étudiants en école de management, de nombreuses allusions à ces soi-disant caractéristiques des entrepreneurs à succès.

 

L’entrepreneuriat des manuels scolaires

Pourquoi cette persistance trompeuse ? Comme l’ont montré Bridgman & Cummings (4), les éditeurs de manuels de management admettent qu’il est souvent difficile de vulgariser sans les trahir les nouvelles théories gestionnaires, souvent jargonneuses : c’est là un levier de distinction dans une production scientifique dont le volume augmente chaque année. Ils admettent également leur peine à trouver des idées qui se distinguent des fondamentaux d’il y a 50 ans.

Faute de nouvelles connaissances claires, les éditeurs continuent d’année en année un jeu du « téléphone sans fil » qui tronque, dévoie, appauvrit des concepts du siècle dernier. Par ce processus, ce qui était en 1943 une théorie ambitieuse des motivations humaines s’est transformé en une pyramide simpliste qui « rend bien sur une slide et est aisément mémorisable par les étudiants. Mais ce n’est pas ce qu’a écrit Maslow » (4).

 

L’enseignement en entrepreneuriat est sujet à ce travers. Par souci pédagogique d’établir une base de compréhension commune au sein de groupes qui présentent souvent une grande diversité de nationalités, on y diffuse des concepts peu mis à jour et simplifiés ainsi que des représentations stéréotypées de ce qu’est un entrepreneur (5). 

Mettons-nous dans la peau d’un étudiant : face au manque de nouveauté scientifique, du Bachelor au Master, les cours, les cas d’études et les séminaires qui traitent de l’entrepreneuriat et de l’innovation semblent redondants. Sur son téléphone, les algorithmes des réseaux sociaux l’invitent quotidiennement à une offre pléthorique de contenus, tutoriels et formations à l’entrepreneuriat qui reposent sur les mécaniques séduisantes du développement personnel. Cette curation personnalisée, loin des slides standardisées des cours, est aussi le moyen d’accéder et de s’identifier à des visions alternatives de l’entrepreneuriat tel qu’il est enseigné dans les écoles de management. Des chercheurs vont même jusqu’à dénoncer des curriculums cachés entre les lignes de certains programmes, et les comparent à une forme de culte (6) qui entretiendrait une idéologie moniste du monde, où entreprendre implique de reproduire certaines pratiques, d’épouser une certaine identité.

 

À travers cet appel à accompagner les étudiants vers plus de critique et de réflexivité sur les poncifs de l’entrepreneuriat, une partie des chercheurs souhaite que plus de place soit faite à l'imagination de nouveaux “entreprendre” plus responsables. Pour examiner des approches locales, frugales, circulaires ; pour appréhender les modes de financement et de gouvernance alternatifs ; pour explorer enfin les ressorts psychologiques et identitaires d’un entrepreneuriat adapté aux étudiants introvertis, neuroatypiques, ou précaires, il faudra mettre à jour le bagage théorique et le panel d’outils des programmes.

 

Vers un enseignement de l’entrepreneuriat responsable

Enseigner un entrepreneuriat responsable, du latin respondere, pourrait signifier : former chaque étudiant à faire des choix dont il puisse répondre devant la société avec laquelle son activité s’articule. Pour ce faire, il est essentiel pour les étudiants d’apprendre à projeter l’action entrepreneuriale, qui relève des sciences de gestion, dans la réalité complexe dans laquelle cette action s’insère, qui relève plus largement des sciences humaines et sociales.

L'Europe est idéalement positionnée pour définir un nouvel idéal entrepreneurial. Ses efforts pour concevoir des cadres réglementaires (comme la CSRD ou l’AI Act) là où les Etats-Unis et la Chine laissent des pans entiers de l’économie sans bride en font un laboratoire légitime pour de nouveaux paradigmes de l’entrepreneuriat.

 

La responsabilité s’y manifesterait à travers une éthique d’entreprendre profondément ancrée dans le souci de l'autre et de la planète, inspirée à la fois par la perspective kantienne, celle de Hans Jonas et de l'éthique du care. Les entrepreneurs européens seraient appelés à se comporter en eurocitoyens corporatifs, veillant à intégrer dès le départ les enjeux de performance globale (économique, environnementale et sociale) à leur modèle d’affaires et à la gestion de leurs opérations dès le départ (Responsible by design @EDHEC). Pour pouvoir répondre de ses choix devant la cité, l’entrepreneur d’excellence serait incité à les justifier dans une démarche de production de connaissances. Plus que l’étude d’un marché et de ses consommateurs, la recherche et développement en sciences sociales deviendrait un pan essentiel de l’activité pour comprendre les rouages de son environnement.

 

L’entrepreneuriat devient responsable quand il cherche d’abord à se départir de l’irresponsabilité de certains aspects de l’entrepreneuriat (invisibilisation des salariés, culture managériale toxique, fuite en avant des levées de fonds, etc.). Depuis quelques années, des contre-récits émergent pour dénoncer des pratiques indésirables, parfois inhérentes au succès des startups concernées (#balancetastartup). 

Mais l’entrepreneuriat des grandes écoles devrait aussi ouvrir sur de nouvelles comptabilités (modèle multi capitaux CARE, 2012), débusquer les pièges spéculatifs (bulle NFT) et les modes aliénantes (positivité performative) de l’écosystème startup, sensibiliser aux enjeux de l’Anthropocène, affranchir les étudiants des cadres et méthodologies « dominants » mais aussi ,sclérosants et des représentations désuètes du génie solitaire dans son garage.

 

Pour conserver une légitimité et une densité face à la prolifération de contenus accessible en ligne par leurs étudiants, les maquettes pédagogiques en entrepreneuriat doivent offrir plus qu’une succession de cours introductifs par sous-discipline gestionnaire. Les cas d’études issus de la « Ivy League » mériteraient d’être prolongés par des simulations de gestion plus incarnées, humaines, ambigües. L’expérience montre que les étudiants sont plus stimulés lorsqu’un cas pédagogique va au-delà des aspects purement gestionnaires d'un sujet. Ils s'épanouissent davantage quand on leur présente la complexité et les ambivalences du monde réel, sans chercher à trop les simplifier.

 

Références

(1) Galluzo, A. Le mythe de l’entrepreneur—Éditions La Découverte. (n.d.). Retrieved 25 November 2024, from https://www.editionsladecouverte.fr/le_mythe_de_l_entrepreneur-9782355221972

(2) Audretsch, D. B. (2021). Have we oversold the Silicon Valley model of entrepreneurship? Small Business Economics, 56(2), 849–856. https://doi.org/10.1007/s11187-019-00272-4

(3) Gartner, W. B. (1988). “Who Is an Entrepreneur?” Is the Wrong Question. American Journal of Small Business, 12(4), 11–32. https://doi.org/10.1177/104225878801200401

(4) Bridgman, T., & Cummings, S. (2020). A Very Short, Fairly Interesting and Reasonably Cheap Book about Management Theory (1er édition). SAGE Publications Ltd - https://collegepublishing.sagepub.com/products/a-very-short-fairly-interesting-and-reasonably-cheap-book-about-management-theory-1-268894

(5) Raible, S. E., & Williams-Middleton, K. (2021). The relatable entrepreneur: Combating stereotypes in entrepreneurship education. Industry and Higher Education, 35(4), 293–305. https://doi.org/10.1177/09504222211017436

(6) Farny, S., Hannibal, M., Frederiksen, S., & Jones, S. (2016). A CULTure of Entrepreneurship Education. Entrepreneurship and Regional Development, 28, 514–535. https://doi.org/10.1080/08985626.2016.1221228