Comment le capitalisme familial brise le mythe du « 1 % des plus riches »
Gonzalo Jimenez, professeur associé à l'université de Madrid, et Rania Labaki, professeure associée à l'Edhec Business School traitent dans un article initialement publié sur The Conversation, du capitalisme familial qui brise le mythe du « 1 % des plus riches »
Les vertus du capitalisme familial reviennent aujourd’hui dans les débats, dans un contexte où le capitalisme financier classique, qui soutient la création de valeur actionnariale, semble muter vers un capitalisme qui soutient la création de valeur pour toutes les parties prenantes.
Aux États-Unis, 181 leaders de grandes entreprises, dont JPMorgan Chase, KPMG ou encore Blackrock se sont ainsi engagés en août 2019 à poursuivre la création de valeur pour « tous les Américains ». Cette déclaration de la « Business Roundtable », s’inscrit dans une rupture annoncée du paradigme « friedmanien » de la responsabilité sociale pour les actionnaires. Elle rapproche donc un peu plus les aspirations de ces entreprises de celles du capitalisme familial, représenté par des sociétés dont le capital est contrôlé par une famille et qui s’inscrivent dans une perspective de long terme.
Ce changement de posture semble prendre tout son sens face aux discussions idéologiques actuelles autour de la distribution de la richesse dans le monde, avec les mesures du président américain Donald Trump, l’avènement du Brexit, les « gilets jaunes » en France ou d’autres mouvements anti-élites.
Business Roundtable announces the release of a new Statement on the Purpose of a Corporation signed by 181 CEOs who commit to leading their companies for the benefit of all stakeholders – customers, employees, suppliers, communities and shareholders. https://t.co/ZWMRTDZRqA. pic.twitter.com/8Kd4IVFjva
— Business Roundtable (@BizRoundtable) 19 août 2019
Publié quelques semaines plus tard outre-Atlantique, le livre « Capital et idéologie » (Éditions du Seuil) de l’économiste Thomas Piketty prône plutôt un socialisme participatif, avançant des propositions sous l’angle du lien causal entre idéologies politiques et réduction d’inégalités, dans la continuité de son « Capital du XXIe siècle ». Dans cet ouvrage, Piketty avait déjà réussi à mettre des images illustratives au service de données dures en invoquant avec créativité et une élégante ironie des personnages légendaires sortant des plumes prodigieuses de Jane Austen et Honoré de Balzac. Il avait démontré que la rentabilité du capital a augmenté plus rapidement que la croissance économique, favorisant ainsi la concentration de la richesse, dans ce qui est désormais connu sous l’expression du « 1 % des plus riches ».
Les PME et ETIs au cœur du 1 %
À ce sujet, Thomas Piketty continue à militer en faveur de la taxation des « 1 % des plus riches », ce qui révèle une confusion sur les contours du capitalisme familial. En effet, un alourdissement de l’impôt en vue de lutter contre les inégalités ne risquerait-il pas plutôt de détruire de la valeur pour toutes les parties prenantes car il menacerait directement de nombreuses PME et ETI, qui sont le cœur du capitalisme familial ?
Pour bien le comprendre, il s’agit de démythifier cette expression du « 1 % », qui fait désormais non seulement partie du vocabulaire des politiciens et des manifestants, mais aussi des entrepreneurs eux-mêmes, et petit à petit des citoyens ordinaires de la France et du monde entier.
Nos collègues, Michael Carney et Robert Nason de l’Université de Concordia au Canada, ont justement enquêté sur ceux qui composent le 1 % aux États-Unis – et qui, selon l’ancien président Barack Obama représente 40 % de la richesse totale du pays.
En se basant sur les données de l’enquête américaine Survey of Consumer Finance, ils soutiennent que le « 1 % » est composé d’environ 1,6 million de foyers actifs avec des patrimoines moyens autour de 29 millions de dollars. La principale source des revenus provient de la propriété et de la gestion active de petites et moyennes entreprises (selon la classification des PME de ce pays), correspondant majoritairement à des entreprises familiales dont la moyenne du chiffres d’affaires est de 13 millions de dollars et le nombre d’employés de 30 environ.
C’est ainsi que 76 % des personnes au sein du « 1 % » possèdent et gèrent au moins une entreprise, et 87 % ont des parts de capital dans une société active. En moyenne, chaque famille détient un portefeuille de près de cinq entreprises. En règle générale, elle contrôle directement trois entreprises et se place dans une position d’investisseur passif dans deux autres entreprises. Dans l’ensemble, cela représente plus de 90 % des biens de commerce des États-Unis.
Loin des classements Forbes
Cette prévalence des PME semble bien loin de l’image communément admise de ces « 1 % », qui regroupent dans l’imaginaire des PDG surpayés, des rentiers à la retraite, des célébrités, des rock-stars, des financiers « masters of the universe » ou encore des petits génies de l’économie numérique. S’ajoute à l’effet de surprise le fait que la plupart des propriétaires de PME ne sont en aucun cas qualifiés pour figurer dans les listes de milliardaires de Forbes ou Fortune. Il s’agit plutôt d’entreprises familiales au modeste train de vie. On pense ainsi au Mittelstand, la nébuleuse d’entreprises familiales devenues parfois des championnes du monde dans des niches techniques, pointues voire hautement spécialisées, qui sont au cœur de l’économie allemande.
Les faits permettent donc de démythifier le 1 % de la richesse, en montrant qu’il ne représente pas nécessairement des magnats et des sommités fortunées, faciles à admirer ou à haïr, mais des familles plutôt ordinaires qui travaillent, avec les difficultés, les défis et les attentes de tout citoyen opérant dans un contexte en perpétuelle mutation. Ce sont finalement ces PME et ETI qui créent des emplois, contribuent à l’économie nationale et aux communautés au sens large.
Avec son approche inclusive de toutes les parties prenantes, il n’est donc pas étonnant de constater que le capitalisme familial inspire à l’heure actuelle le renouveau et la quête de sens du capitalisme financier classique ou à actionnariat dispersé qui atteint ses limites.
Des atouts, quelle que soit la taille
Si la durabilité et la résilience du capitalisme familial, face aux grandes crises n’est plus à démontrer, il opère principalement sous la forme de PME et ETI, comme un capitalisme fondé sur une vision humaine et à long terme, des actions citoyennes et un ancrage territorial déterminant pour le développement des communautés.
Les grandes entreprises familiales, reconnues comme étant les plus grandes contributrices dans le domaine philanthropique font également partie intégrante de cette vision.
C’est ainsi que des grands groupes côtoient des PME et ETI dans leur représentation d’un capitalisme moderne alliant responsabilité et performance. En aspirant à la continuité de l’œuvre familiale à travers les générations, les propriétaires familiaux œuvrent à la pérennité des écosystèmes avec lesquelles ils interagissent, au-delà des intérêts individuels de court terme caractérisant le capitalisme financier.
En attestent des entreprises françaises, quelle que soit leur taille.
Porté par les valeurs familiales de long terme depuis neuf générations, le groupe LISI se positionne par exemple aujourd’hui parmi les leaders mondiaux de fabrication de solutions d’assemblage et de composants à forte valeur ajoutée pour les secteurs de l’aéronautique, de l’automobile et du médical.
Tout en étant implanté dans 13 pays à travers les continents, le groupe demeure attaché à ses origines historiques. Le siège social de son holding, Viellard Migeon, est basé dans le territoire du Belfort où les affaires familiales ont commencé. L’entreprise œuvre à la compétitivité et au dynamisme du territoire en infusant son esprit entrepreneurial, attirant les talents et contribuant à l’emploi.
Autre exemple de PME durable : l’entreprise Lacquemant, reconnue pendant six générations pour la qualité de ses gaufres, croustillons et crêpes, qu’on retrouve aujourd’hui à Lille, rue de Béthune, ou sur les fêtes foraines et quelques marchés locaux. L’entreprise a l’intention de perpétuer le savoir-faire familial à travers les générations tout en étant ancrée territorialement, maintenant la qualité des relations que la famille entretient avec les parties prenantes qu’il s’agisse des clients avec la proximité et l’atmosphère conviviale, des salariés qui lui sont loyaux pour de nombreuses années, et des communautés environnantes avec les actes bénévoles qui lui ont même valu la médaille de l’ordre national du Mérite.
Quant au groupe Baudelet Environnement, une entreprise du territoire de taille intermédiaire à sa troisième génération, il a réussi à créer un écosystème régional dans les Hauts-de-France autour de ses activités de traitement des déchets, des ferrailles, métaux et matériaux. À la clé, des emplois de proximité et une collaboration dans la durée avec les instances publiques, communautés et autres partenaires locaux, le positionnant dans la voie d’un acteur leader de la valorisation des ressources dans la grande région au nord de Paris.
Ces exemples du capitalisme familial ont vocation à impacter les idéologies en lien potentiel, si l’on retient les assertions du dernier ouvrage de Piketty, avec la réduction des inégalités dans le monde. Comme l’ont rappelé il y a une dizaine d’années Christine Blondel et Anne Dumas dans leur ouvrage « L’entreprise familiale sauvera-t-elle le capitalisme ? », nos entreprises familiales incarnent bien un antidote des dérives ou des excès du capitalisme.
Le défi de la transmission
Perdurer le capitalisme autour des entreprises familiales nécessite toutefois que celles-ci parviennent à relever le défi de la transmission. Il s’agit en effet d’un processus délicat qui menace directement leur survie, notamment compte tenu de dimensions à la fois psychologiques et fiscales. En particulier, la fiscalité affecte significativement les entreprises familiales en France, où les taux de transmission intrafamiliale sont parmi les plus faibles en Europe.
Quand les affaires vont bien et que les contraintes fiscales ne pèsent pas, ces entreprises transmises aux nouvelles générations vont en effet continuer à croître, se diversifier et créer des emplois dans la durée. Au bilan, leur réussite impactera non seulement leurs bien-aimés, mais aussi l’ensemble des parties prenantes et l’économie au sens large.
Quand on repousse les vilaines caricatures, on peut vraiment soupeser l’importance des entreprises familiales et la convenance que l’État reconnaisse, favorise et renforce leur professionnalisme et leur croissance par le biais de politiques publiques créatives, dynamiques et résolument favorables à l’entrepreneuriat et aux transmissions harmonieuses. Le nouveau vent du capitalisme qui souffle outre-Atlantique nous envoie des signaux, nous encourageant à ne pas condamner sans le vouloir ces entreprises familiales, classées dans le lot édifiant du « 1 % », alors qu’elles ont vocation à favoriser le bien-être social de « 99 % » !
Cet article est co-publié avec The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article sur The Conversation.