Comment les leaders transforment leurs émotions en atouts pour décider et incarner pleinement leurs décisions
Dans cet article, Sylvie Deffayet Davrout, Professeure à l'EDHEC et directrice de la chaire en Développement du leadership, revient sur la notion d'intelligence émotionnelle, et sur les moyens existants pour gérer, notamment, la colère, la peur, la tristesse et la joie - émotions de base "essentielle à l’affirmation d’un leadership authentique".
Les connaissances développées autour de l’intelligence émotionnelle (1) se diffusent de plus en plus dans le monde professionnel, et c’est une excellente nouvelle.
La chaire en Développement du Leadership de l’EDHEC a intégré des modules d’intelligence émotionnelle dans les programmes de l’école il y a plus de 15 ans, faisant de l’EDHEC la première école de management en France à proposer cet enseignement. Aujourd’hui le cours « Emotional intelligence for leaders » occupe une place aussi essentielle que les hard skills classiques du programme, et même si cet enseignement peut être confrontant pour les étudiants, ils en reconnaissent l’importance.
Mais pourquoi l’intelligence émotionnelle est-elle si cruciale ? Tout simplement parce qu’elle est au cœur de deux fonctions fondamentales pour un leader (2) : prendre des décisions et les incarner.
Les émotions, des intuitions pour l’action
Tout exercice du leadership commence par une intention. Un leader, avant tout, doit vouloir quelque chose et avoir une vision claire de cette intention. Plus il est en mesure de définir cette intention pour lui-même, plus il pourra la diffuser de manière claire et inspirante à l’extérieur (3).
C’est là qu’intervient, beaucoup plus qu’on ne le croit, l’intelligence émotionnelle en nous offrant une véritable intuition pour l’action comme Damasio le souligne en 1994 (4). En s’exprimant à travers des signaux de notre corps, les émotions nous aident à faire des choix, sont essentielles pour décider sans tout analyser (5), et montrent que raison et émotion travaillent ensemble plutôt que séparément, contrairement aux représentations les plus répandues.
L’émotion est donc comme un panneau indicateur sur la route : elle signale une direction, une action à entreprendre ou à éviter. Être connecté à ses émotions, c’est être capable d’agir avec plus d’intelligence et de justesse (6).
Rappelons ici comment la connaissance de nos 4 émotions de base (7) : colère, peur, tristesse et joie, est essentielle à l’affirmation d’un leadership authentique. Attention, ce rappel bouscule beaucoup de nos croyances, en particulier concernant les 3 premières émotions, souvent considérées comme négatives, à tel point que notre éducation nous a proposé des stratégies de contournement. Ce qui suit propose donc de revisiter en profondeur notre paradigme.
1.La colère : une énergie au service de l’affirmation de soi et de la transformation
Commençons par la colère, souvent perçue comme l’absence de maitrise de soi. Cette émotion nous informe que quelque chose ne nous satisfait pas ou ne correspond plus à nos valeurs ou à nos attentes. Ce peut être une organisation, une manière de faire, un comportement…
Avec l’énergie fournie par la colère, nous allons être capable de mener toutes les actions managériales qui commencent par « RE » : recadrer, recentrer, reclarifier, réorganiser, remettre de l’ordre, mais aussi mettre des limites, dire NON ou STOP à ce qui ne nous convient plus ou nous parait inacceptable.
Faire alliance avec cette émotion va permettre au leader de la mettre au service de la transformation de son environnement, en s’appuyant sur ses valeurs. La fonction principale de la colère c’est donc le changement et la transformation. On parle ici d’utilisation d’une colère saine et cette colère agit comme une colonne vertébrale, apportant au discours et aux actions du leader la détermination nécessaire pour inspirer confiance, sécurité et légitimité. Avec elle, le leader dit « Je veux,…. j’attends ….ou j’ai besoin …que l’on fasse cela désormais ». On voit bien que sans cette véritable énergie au changement et à la transformation, la nouvelle direction à suivre n’est ni claire, ni intégrée.
Nous avons interrogé des milliers de personnes à propos de l’impact sur eux d’un manager qui n’a pas le « bouton » colère. Les réponses sont sans appel : il n’a pas de consistance, il est mou, il n’est pas clair dans ce qu’il veut et cela crée de l’insécurité ; plus grave : il ne s’affirme pas et ne parait pas très légitime.
En général ce qui nous fait craindre la colère n’est déjà plus de la colère mais sa version contre-productive : l’agressivité. Celle-ci intervient quand les signaux de colère (d’abord corporels puis cognitifs) n’ont pas été entendus ou ont été évités. Comme le besoin de changement est toujours présent, il va se manifester de manière de plus en plus intempestive et transformer le leader en quelqu’un d’agressif et colérique, finalement rendu « bête et impuissant » puisque privé de son intelligence émotionnelle. Ainsi il nous arrive très régulièrement dans nos formations en développement du leadership de « rééduquer » à la colère des apprenants, en particulier ceux qui ont du mal à affirmer leur légitimité.
2. La peur, une énergie à la mise en sécurité
Autre émotion abhorrée par le monde managérial : la peur, synonyme de couardise ou de faiblesse. Or la peur depuis des temps immémoriaux est enregistrée au plus profond de notre être comme le signal d’un potentiel danger, avec à la clé des intuitions pour l’action que sont la fuite, le figement ou le combat.
Dans notre monde moderne, la peur reste une énergie à la protection et nous indique qu’il y a quelque chose à mettre en sécurité. De quoi peut-il s’agir pour un leader ? La liste est très longue : la réputation de son entreprise, une marque, des données, l’employabilité, la sécurité psychologique et physique des équipes, un réseau, sa propre légitimité… et ne l’oublions pas : sa santé. En effet, la première des responsabilités pour un leader, c’est de rester en bonne santé. Ne pas écouter ses signaux de fatigue, ne pas craindre pour sa santé, c’est se mettre en danger ! Or nous vivons en occident dans une société qui nous a appris à nous déconnecter de notre corps au point de ne plus sentir les signes d’épuisement par exemple.
Que disent les collaborateurs confrontés à un manager qui n’a pas le « bouton peur » ? Non pas qu’il manque de courage, mais au contraire…. qu’il fait peur. En effet, l’absence de peur chez un décideur le conduit à ne pas tenir compte des signaux faibles, à ne pas partager ses doutes et inquiétudes et potentiellement à prendre, seul, des décisions inconsidérées. Grâce à ses signaux de peur, le leader anticipe différents scénarios, prend des conseils, prévient les risques, forme ses personnels, se prépare.
Une des croyances encore très présente dans le monde managérial est qu’un responsable ne doit pas montrer sa peur. Or il ne s’agit pas de montrer sa peur, mais d’en faire un signal à utiliser pour se prémunir d’un risque. En partageant ses peurs, chacun peut non pas paralyser l’autre mais au contraire le responsabiliser en lui proposant de partager le risque et d’élaborer de manière collaborative des stratégies pour l’affronter.
En revanche ignorer sa peur, c’est prendre le risque qu’elle se transforme en une version devenue ingérable comme l’anxiété, l’angoisse voire la panique ; ces états contre-productifs où on ne sait même plus de quoi on a peur… ou encore où l’on a peur d’avoir peur !
Le débat sur le courage managérial (8) d’il y a une dizaine d’années n’a pas aidé à y voir clair, bien au contraire. Il a contribué à renforcer l’image du courage comme l’absence de peur. Or le courage c’est faire les choses avec cœur (cos, coris en latin) mais surtout en prenant des risques calculés comme en témoignent régulièrement les aventuriers de l’extrême. Mais non, le leader, héros ou sur-homme (rarement femme) doit encore se distinguer par cette représentation que la peur est une faiblesse. Or des études de cas ont montré que des lésions bilatérales de l'amygdale peuvent entraîner une absence de peur, exposant les individus à des dangers sans qu'ils en soient conscients. Autrement dit, sans le bouton peur, un individu court le risque de mourir plus vite !
3. La tristesse, une énergie à la transition personnelle et à la capitalisation de l’expérience
Si la colère et la peur ne font déjà pas bon ménage avec l’idée que l’on se fait de l’exercice du leadership en entreprise, que dire de la tristesse ?
La tristesse nous connecte à la perte et au manque. L’intensité de cette émotion est d’ailleurs proportionnelle à l’attachement que l’on porte à ce que l’on est en train de perdre.
Cette émotion survient quand intervient à l’intérieur de nous « l’irréversibilité de la perte » : autrement dit quand on a réalisé (pas uniquement cognitivement) que quelque chose est définitivement terminé.
Dans les cas les plus douloureux, il s’agit de la perte d’une personne, mais nombreuses sont les situations tout au long de notre vie où nous perdons : un travail, une place, un état, un statut, un titre, un lien ou une relation, sans oublier des projets, des espoirs… ; dans ces derniers cas, nous faisons des deuils d’illusion et ceux-ci ont des impacts que l’on aurait tort de négliger. Souvent une perte se décline en plusieurs deuils en même temps, d’où un temps nécessaire à la personne pour « digérer » ce changement.
La fonction de la tristesse est donc celle de la séparation et de l’acceptation. Elle signale à la personne qu’un changement important est en train de s’opérer en elle. Si ce message n’est pas reçu, alors la personne est dans le déni, bloquée dans un monde qui n’existe plus. Cela l’empêche de « faire son deuil* » (la traduction psychologique de la tristesse) pour progressivement s’ouvrir à une nouvelle phase. C’est dire le rôle essentiel de la tristesse.
Alors que la colère est une énergie au changement extérieur (la transformation) avec son énergie haute, la tristesse elle, marque un changement intérieur, une transition, et se fait avec une énergie basse, une baisse de régime qui fait peu l’affaire des entreprises. Pourquoi la tristesse nous met-elle à l’arrêt d’ailleurs ?
Pour une très bonne raison : dire au revoir. Or comment dit-on au revoir dans nos sociétés humaines ? En nous souvenant, on nous remémorant la liste des évènements marquants, en les ré-élaborant pour mieux les comprendre ou les analyser, en les célébrant à travers des rituels etc. Soit autant de processus absolument indispensables pour pouvoir ensuite, nous ouvrir pleinement au chapitre suivant. Dans le cadre du leadership c’est l’énergie qui permet de dire stop à des projets dans lesquels on a déjà investi beaucoup d’argent en faisant/admettant un constat d’échec, autrement dit le deuil d’atteindre certains objectifs. A ce moment-là, la tristesse permet ce temps de partage empathique ou collectivement est « digéré » l’échec, cette énergie basse où l’on prend le temps de regarder et de comprendre pourquoi on en est arrivé là. L’apprentissage qui suppose de se séparer de certaines croyances ou la capitalisation de l’expérience s’appuient sur cette émotion de tristesse.
En management, nombreux sont les deuils d’illusion par lesquels transitent les personnes : celui du manager idéal ou parfait ; celui du collaborateur idéal ; celui de bénéficier d’un soutien managérial inconditionnel, celui de la promesse d’emploi, de l’atteinte de ses aspirations initiales (9)…. Mettre des mots sur ces moments, et pouvoir échanger avec d’autres - car la tristesse est aussi l’émotion du lien authentique et permet l’empathie : ce sont autant de processus vertueux qui aident un individu à avancer sur son chemin de développement. D’où l’utilité pour le management de voir cette émotion tout autant au service de la vie que les précédentes.
Enfin la tristesse est aussi la ressource qui va nous permettre de donner, demander ou recevoir du support, du soutien et aussi de la consolation. Les personnes qui en fin de carrière s’étonnent de ne jamais avoir reçu de support au travail sont souvent des gens qui n’ont jamais manifesté de velléité d’en recevoir, tellement la tristesse leur était impossible.
* A titre personnel je préfère à « faire son deuil » - qui indique quelque chose de terminé - parler d’ « inscrire à l’intérieur de soi une histoire »
4. La joie, une énergie à donner vie et inspirer
Emotion qui a priori nous pose moins de problèmes car bénéficiant d’une image positive, à quoi nous sert la joie ? Quand cette émotion s’invite dans notre corps, elle nous connecte à notre énergie vitale et nous fait sentir pleinement en vie. Et c’est là sa fonction : diffuser une énergie de vie revient à donner envie, donner vie, entreprendre.
La joie est donc une énergie à transmettre ce en quoi nous croyons profondément. Avec elle nous allons pouvoir convaincre les autres de nous suivre en communiquant notre optimisme, notre foi dans un avenir, notre confiance dans nos compétences et celles des autres (« Yes, we can »). La joie est aussi une énergie à célébrer, remercier, féliciter, se féliciter, dire sa fierté, fêter, motiver, faire adhérer, donner du sens, encourager, inspirer au changement…un vrai carburant pour le management. Quand elle est présente en nous, n’hésitons pas à profiter de son énergie communicative et de transmettre avec beaucoup de puissance un message qui doit donner envie.
Les dangers de la répression émotionnelle : « what you resist persist »
Quand, dans le langage courant, on parle de « gérer » ses émotions, c’est bien souvent avec l’intention de les empêcher de se manifester. Or les émotions ignorées ou réprimées finissent par s’exprimer d’une manière détournée, souvent au détriment de la personne et de son entourage.
Les psychologues le confirment : les stratégies de contrôle ou d’atténuation des émotions sont inefficaces. Si les émotions ne sont pas accueillies par la "grande porte" de notre intelligence humaine, elles s’imposeront par des "fenêtres" imprévisibles, avec des conséquences potentiellement néfastes.
L’intelligence émotionnelle nous offre une assistance que nous pouvons décider enfin d’utiliser à bon escient.
Se former à l’intelligence émotionnelle : un apprentissage clé
S’appuyer sur ses émotions est un apprentissage (10). Se reconnecter à leur potentiel intuitif, en particulier celles souvent étiquetées comme négatives est une démarche exigeante mais essentielle pour tout leader, a fortiori pour composer avec l’assistance proposée par l’arrivée de l’I.A., qui bien que celle-ci puisse analyser des données émotionnelles, ne possède pas la capacité innée de ressentir ou de comprendre les émotions humaines de manière authentique
A l'EDHEC, nous accompagnons chaque personne pour qu’elle développe sa capacité à écouter, comprendre et mobiliser ses émotions au service de l’expression de son leadership là où elle en a besoin. Les intelligences ne sont pas à opposer, mais c’est en comptant sur l’intelligence émotionnelle que chacun pourra pleinement incarner sa décision vis-à-vis de l’extérieur car basée sur un alignement entre le cognitif, l’affectif et le corporel.
Références
(1) Goleman, D. (1995). Emotional intelligence: Why it can matter more than IQ. Bloomsbury Publishing - https://www.bloomsbury.com/uk/emotional-intelligence-9781408806203/
(2) Boyatzis, R. E., Goleman, D., & McKee, A. (2002). Primal leadership: Realizing the power of emotional intelligence. Boston, MA: Harvard Business School Press - https://psycnet.apa.org/record/2002-00650-000
(3) Korbi Masmoudi, K. (2020). La conduite du changement stratégique : Rôle du leadership. Recherches en Sciences de Gestion, (136), 97-112 - https://doi.org/10.3917/resg.136.0097
(4) Damasio, A. R. (1994). Descartes’ error: Emotion, reason, and the human brain. Penguin Books - Odile Jacob - https://en.odilejacob.fr/catalogue/science/neuroscience/descartes-error-emotion-reason-and-the-human-brain_9782738117137.php
(5) Gross, J. J. (1998). The emerging field of emotion regulation: An integrative review. Review of General Psychology, 2(3), 271-299 - https://doi.org/10.1037/1089-2680.2.3.271
(6) Le Doux, J. E. (1996). The emotional brain: The mysterious underpinnings of emotional life. Simon & Schuster - https://psycnet.apa.org/record/1996-98824-000
(7) Ekman, P. (1992). An argument for basic emotions. Cognition & Emotion, 6(3-4), 169-200 - https://doi.org/10.1080/02699939208411068
(8) Par pitié, arrêtons avec le "courage managérial" ! - Sylvie Deffayet Davrout. La Tribune. https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/20140403trib000823480/par-pitie-arretons-avec-le-courage-managerial-.html
(9) Bien digérer un départ pour un leadership sans aigreurs - Sylvie Deffayet Davrout. Forbes. https://www.forbes.fr/management/bien-digerer-un-depart-pour-un-leadership-sans-aigreurs/
(10) Pour en savoir plus sur les formations proposées par la chaire : https://www.calameo.com/read/0072949682ed4392c8010