Comptabilité et contrôle de gestion : quels atouts pour gérer les contradictions des entreprises hybrides ?
Dans cet article, Aziza Laguecir, Professeure à l'EDHEC, s'intéresse aux entreprises dites hybrides, i.e devant conjuguer différents objectifs parfois contradictoires. Plus spécifiquement, elle met en avant le rôle clé de la comptabilité et du contrôle de gestion qui "peuvent leur permettre de maintenir un équilibre entre leurs missions économiques, sociales et environnementales".
Conjuguer performance et responsabilité socio-environnementale, tel est le défi des entreprises hybrides. A la croisée des secteurs public, privé et à but non lucratif, ces organisations sont soumises à des pressions institutionnelles constantes qui mettent à l’épreuve leur capacité à assumer différents objectifs, parfois contradictoires. Comment associer rentabilité, performance et souci réel du bien commun ?
Contre toute attente, la comptabilité et le contrôle de gestion des entreprises hybrides sont des leviers utiles pour concilier des attentes divergentes et légitimer certains choix. Au-delà des chiffres, une nouvelle approche comptable plus inclusive, au périmètre et à l’horizon plus larges, et plus responsable peut contribuer à désamorcer les conflits qui naissent au sein de ces organisations. Mieux encore, la comptabilité et le contrôle de gestion peuvent leur permettre de maintenir un équilibre entre leurs missions économiques, sociales et environnementales.
Dans leur dernière recherche (1), Aziza Laguecir, Professeure à l’EDHEC, et ses co-auteurs, proposent un panorama complet sur l'état de la recherche sur ce thème et identifient des pistes possibles de futurs travaux académiques.
Les entreprises hybrides : un équilibre fragile entre objectifs contradictoires
Qu’entend-t-on par « entreprises hybrides » ? Ces organisations se situent à la jonction de plusieurs logiques : commerciales, sociales et environnementales. Publiques ou privées, leur objectif est de concilier des impératifs financiers (rentabilité, croissance), des ambitions sociales (inclusion, impact local) et des enjeux environnementaux (réduction des émissions de gaz à effet de serre, durabilité).
On retrouve des entreprises hybrides dans l'entrepreneuriat social, les partenariats public-privé, les sociétés coopératives (SCOP) ou encore certaines ONG humanitaires. Elles sont aussi présentes dans beaucoup de secteurs essentiels à la société : santé, éducation, culture, énergie, traitement et distribution de l’eau, énergie, gestion des déchets, etc.
De par leur nature-même, les organisations hybrides sont confrontées à des tensions permanentes. Pas toujours simple, en effet, de jongler entre la nécessité de réaliser des performances à court terme et la volonté d’avoir un impact positif sur la société à plus long terme. C’est le cas des ONG, qui doivent maintenir leur viabilité financière tout en maximisant leur action vers la société, mais aussi des services publics, qui sont soumis à des contraintes budgétaires tout en devant répondre à des objectifs de performance.
Il existe toutefois trois échelles d’analyse de l’hybridité. Le niveau « macro » englobe les réformes économiques et politiques institutionnelles, réalisées au niveau des États. Le niveau « méso » concerne plutôt les organisations et leurs réseaux. Le niveau « micro », lui, s’intéresse aux relations internes, notamment entre employés et gestionnaires, où des conflits de rôle peuvent émerger.
Cette diversité de logiques, de secteurs d’activité, de financements et de modes de gouvernance peut générer des tensions caractéristiques des entreprises hybrides : multiplicité des valeurs (financière, sociétale, environnementale), objectifs contradictoires (rentabilité à court terme contre impact social à long terme), conflits entre les différentes parties prenantes (actionnaires, administrateurs, élus, etc.). Surmonter ces tensions nécessite des outils adaptés, en particulier en termes d’outils comptables.
La comptabilité comme outil de gestion des « valeurs multiples »
Les outils comptables traditionnels étant surtout axés sur la performance financière, ils atteignent vite leurs limites lorsqu’il s’agit de refléter la complexité des objectifs propres aux entreprises hybrides. Ces organisations doivent être capables de rendre compte de leurs valeurs, tout en justifiant leurs décisions. Non seulement en termes de profit, mais aussi d'impact social et environnemental !
Dans ce contexte, certaines pratiques comptables peuvent aider à concilier des objectifs divergents, à les prioriser et à légitimer certains choix stratégiques complexes auprès des investisseurs, des actionnaires ou des autorités de régulation.
Mais de quelles approches parle-t-on ? Les entreprises hybrides adoptent massivement la comptabilité en triple bilan (planète, personnes, profits), qui combine des indicateurs financiers et non financiers, créant un compromis entre des objectifs concurrents. Dans les rapports financiers, les indicateurs ESG (Environnement, Social, Gouvernance) sont des critères de plus en plus utilisés pour mesurer et rapporter la performance de l’entreprise dans toutes ses dimensions. Ces outils de comptabilité permettent aux organisations de mieux quantifier l’impact de leurs actions sur les notions de durabilité, d’éthique et d’inclusion.
Une étude récente (2) montre ainsi le rôle que peuvent jouer les comptables dans la conciliation de valeurs multiples, via la conception participative et la mise en œuvre de nouvelles pratiques comptables.
Un bon exemple d’intégration d’indicateurs financiers et de métriques sociales et environnementales pourrait être le cas du réseau RiCibo, dans la région de Gênes. Cette organisation hybride de niveau « méso » collecte et redistribue les excédents alimentaires afin de lutter contre le gaspillage et la pauvreté dans cette région d’Italie. Pour ce faire, elle coordonne un réseau informel de 60 organismes publics, privés (supermarchés, restaurants) et associations à but non lucratif.
Collectivement, les acteurs du réseau RiCibo ont conçu un modèle de comptabilité adapté à ses valeurs multiples et aux besoins spécifiques des parties prenantes. Celui-ci intègre des objectifs financiers pour les entreprises privées, des valeurs humanitaires et la réduction des émissions de gaz à effet de serre pour les associations, et des obligations de réduction des déchets pour les acteurs publics.
La comptabilité et le reporting ont servi de moyen de médiation entre les membres du réseau. Ces nouveaux processus ont créé un pont entre des logiques, des valeurs et des objectifs différents, voire parfois même concurrents. Ce rôle de médiation et de lien est une réponse directe à la gestion des tensions résultant de la multiplicité, de la diversité et quelquefois de discordance des valeurs qui ont cours au sein des organisations membres de ce réseau.
Au-delà de l’équilibre affiché entre objectifs financiers et responsabilités sociales et environnementales, ce modèle de comptabilité intégrée permet aux organisations hybrides d'assurer une plus grande transparence dans leur prise de décision.
La responsabilité comme mécanisme de réduction des tensions
Un autre grand défi des entreprises hybrides reste la gestion des tensions internes (entre les employés et les gestionnaires) et externes (entre les différentes parties prenantes).
Ces organisations sont en effet soumises à des pressions constantes venant de leurs divers publics, qui ont des attentes contradictoires : performances économiques et retour sur investissement rapide pour les actionnaires, respect des normes environnementales strictes ou des critères de responsabilité sociale pour les institutions, mesures concrètes pour la durabilité et l'inclusion sociale de la part des citoyens et des ONG.
Répondre à ces multiples exigences exige de créer une cohérence dans les décisions prises par l’entreprise, cohérence qui contribue à légitimer ses actions. En cela, la notion de responsabilité et la phase de redevabilité (par exemple par la reddition de comptes) jouent un rôle essentiel.
La reddition de comptes peut en effet être vue comme un langage commun aux employés, gestionnaires et partenaires, donnant à chacun l’opportunité de comprendre les choix stratégiques de l’organisation et donc de réduire les tensions internes. Ce processus de responsabilisation assure que les actions entreprises sont visibles et mesurables, tant sur le plan financier que social et environnemental.
Cet acte de présentation des comptes de gestion favorise donc la transparence et peut aider à désamorcer les conflits inhérents à une entreprise hybride et à clarifier ses priorités.
La mise en œuvre de la reddition de comptes s’appuie en outre sur d’autres outils de responsabilisation. Tableau de bord intégré, bilan social, rapport de durabilité permettent également de suivre et de rendre compte des performances financières, sociales et environnementales de l’entreprise. Ces outils montrent sa capacité à démontrer que ses actions sont cohérentes avec ses objectifs multiples (économiques, sociaux et environnementaux) et renforcent sa légitimité vis-à-vis de ses parties prenantes.
Une étude de cas (3) menée au sein de l’entreprise Tunnel Euralpin Lyon Turin (TELT), chargée de la construction d’un tunnel ferroviaire entre la France et l’Italie montre ainsi que la mise en place de pratiques comptables axées sur la transparence permet de répondre aux attentes contradictoires de multiples parties prenantes, tout en assurant le bon déroulement de ce méga-projet européen.
Vers une comptabilité plus innovante et inclusive
Le développement des entreprises hybrides, et en particulier celles de niveau « méso », rendent ces nouvelles approches comptables plus que jamais pertinentes pour évaluer leur performance globale, et plus simplement financière. Plus innovantes, plus inclusives, ces méthodes sont plus à même de rendre compte de la complexité des objectifs de l’organisation et de concilier des valeurs parfois contradictoires.
La comptabilité intégrée, qui inclut des pratiques comme le triple bilan, offre ainsi une vision plus complète de la performance en combinant les aspects financiers et non financiers comme les critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG).
En parallèle, la digitalisation et l'analyse des données autorisent aujourd’hui une gestion plus fine et plus rapide des performances. Le big data, associé à des technologies numériques telles que l’intelligence artificielle, aide à améliorer la transparence et l'efficacité des systèmes de contrôle de gestion. Le but étant de rendre compte plus rapidement et plus précisément des impacts multiples des actions menées, tant sur le plan économique que sur les critères humains et environnementaux.
Pour les organisations hybrides, un des défis majeurs reste une adoption plus massive de ces nouveaux outils comptables. Comment ces approches pourraient-elles être adoptées plus largement dans ce type de structures ? Quels obstacles faudra-t-il surmonter pour les mettre en place ?
Des recherches futures pourraient se pencher sur les moyens d'intégrer encore plus profondément ces outils comptables au sein des organisations hybrides, en tenant compte de leur échelle, des spécificités de chaque secteur et des parties prenantes impliquées.
Références
(1) Giuseppe Grossi, Aziza Laguecir, Laurence Ferry, Basil Tucker, Accounting and accountability for managing diversity tensions in hybrid organisations, The British Accounting Review, Volume 56, Issue 5, 2024, 101470, ISSN 0890-8389, https://doi.org/10.1016/j.bar.2024.101470
(2) Renata Paola Dameri, Clara Benevolo, Paola Demartini, Accounting and reporting for facing multiple values in meso-level hybrid organisations, The British Accounting Review, Volume 56, Issue 5, 2024, 101278, ISSN 0890-8389, https://doi.org/10.1016/j.bar.2023.101278
(3) Massimo Sargiacomo, Laura Corazza, Antonio D'Andreamatteo, Daniel Torchia, Megaprojects and hybridity. Accounting and performance challenges for multiple diverse actors and values, The British Accounting Review, Volume 56, Issue 5, 2024, 101152, ISSN 0890-8389, https://doi.org/10.1016/j.bar.2022.101152
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