La genèse du cyclisme professionnel au cours du XXe siècle coïncide avec l’adoption d’un modèle économique fondé sur le sponsoring. Même s’il n’y a qu’un seul maillot jaune à l’arrivée, le vélo se court en équipe. Entre 1930-1962 le peloton se répartit en équipes nationales sur les routes du Tour de France. Louison Bobet, Raphaël Géminiani ou Jean Robic courent pour l’équipe de France ; Gino Bartali et Fausto Coppi pour l’Italie. Ce sont ensuite les sponsors qui prennent le relais à l’exception des tours 1967 et 1968. Les marques qui ont donné leurs noms aux équipes. La Vie claire dans les années 1980, à l’US Postal dans les années 2000 ou à la Sky dans les années 2010 ont, pour diverses raisons, marquées l’histoire du sport.
La question d’un retour aux équipes nationales sur le Tour, comme cela se fait sur les championnats du monde ou les Jeux olympiques, revient régulièrement. Romain Bardet, un des coureurs français les plus en vue, suggérait l’idée dans les colonnes de l’Équipe :
« Le Tour gagnerait en lisibilité. Ça réveillerait, je crois, un intérêt. Mais comment faire avec les sponsors ? »
Les sponsors-titres, cruciaux pour les équipes, représentent systématiquement leur principale source de revenus, contribuant en moyenne à 80 % du budget d’une équipe de première division mondiale. Leur apport est estimé entre 20 et 50 millions d’euros annuels selon les entretiens que nous avons menés avec différents managers d’équipes professionnelles (4 World Teams, première division ; 2 Pro Teams, seconde division). Une forme de dépendance s’installe ; les équipes tentent d’en atténuer les effets, non sans difficultés.
Les disparitions ne sont pas rares
À rester dépendant d’un sponsor, les risques pour une équipe vont jusqu’à la menace de disparition. Il semble en effet y avoir peu d’alternatives viables pour générer et gérer des revenus supplémentaires. Les managers cherchent à diversifier leurs activités, mais les canaux de revenus alternatifs, comme la vente de produits de merchandising, restent marginaux selon nos répondants.
Le risque financier pour l’équipe est d’autant plus fort qu’il est difficile d’avoir de la visibilité d’une année sur l’autre quant aux financements dont elle disposera. Les sponsors peuvent se retrouver contraints d’arrêter leurs investissements involontairement (par exemple en cas de faillite), mais aussi parce qu’ils peuvent vouloir changer de stratégie. Le manager général d’une Pro Team explique :
« Tu as beau avoir été en contact avec les sponsors et savoir s’ils étaient contents, quand la négociation commence, moment fatidique, c’est là que tu sais s’ils sont satisfaits. »
Le scénario de disparition n’est pas rare : entre 2016 et 2023, plus de 2 équipes (2,25) disparaissent en moyenne chaque année parmi les deux premières divisions mondiales qui regroupent chacune 18 équipes. Cette réalité affecte même les équipes les plus performantes sportivement, comme l’équipe Jumbo-Visma. Ultra-dominante lors de la saison 2023 durant laquelle elle a remporté les trois grands tours (Italie, France et Espagne) avec trois coureurs différents, elle a été sur le point de disparaitre l’été suivant, son contrat avec la chaîne de supermarchés Jumbo arrivant à échéance sans qu’aucun autre sponsor ne montre d’intérêt pour elle.
Réduire les dépendances
Face à ces vulnérabilités, les managers cherchent à mettre en place des stratégies visant à diversifier les sources de financement de leurs équipes. Minimiser la dépendance aux financements des sponsors-titres est une première option qui revient à minimiser la part des investissements des sponsors-titres dans le budget total de l’équipe, sans pour autant diminuer ce même budget. Selon le manager général d’une World Team, ce n’est cependant pas la piste la plus évidente à explorer :
« C’est difficile de trouver une manière durable de se financer. J’aimerais un plus gros pourcentage d’auto-financement, ça créerait plus de stabilité. »
Une autre solution pourrait être d’élargir le nombre de sponsors, réduisant ainsi les investissements associés et offrant une gestion plus flexible des liquidités. Cette approche implique néanmoins de scinder en plusieurs offres l’offre initiale de visibilité traditionnellement dédiée à un ou deux sponsors-titres, en évoluant par exemple sous des noms différents selon les compétitions. Bien que cette scission semble en apparence détruire une partie de la valeur que les équipes tirent de ces offres, elle semble essentielle pour réduire la pression permanente sur la gestion de leurs opérations courantes.
Les managers souhaitent également des engagements contractuels à long terme avec les sponsors pour assurer une stabilité financière sur plusieurs années. Mais ceux-ci sont très difficiles à obtenir, car une équipe ne peut pas garantir à ses sponsors sa participation aux épreuves les plus médiatisées au-delà de trois ans. Cette logique impacte notamment les recrutements des coureurs comme nous le partage le manager général d’une équipe de première division :
« Pour se projeter, il faudrait à minima un partenariat de cinq ans. Les jeunes coureurs demandent de la stabilité dans l’équipe, une projection. Et cette projection ne peut pas être donnée sur le long terme. »
La tentation de créer une marque équipe ?
Afin de rendre plausible et de valoriser cette nouvelle structure de l’offre sponsoring, serait-il possible d’envisager de créer des marques d’équipe indépendantes de celle des sponsors ? C’est ce qui existe par exemple dans l’e-sport ou la Formule 1 avec des noms comme Williams ou Maclaren.
L’idée derrière la création d’une marque indépendante est de reconsidérer l’attribution de la visibilité dont l’équipe dispose. Alors que certains espaces restent destinés aux sponsors, d’autres peuvent être réservés à la marque de l’équipe elle-même, comme une partie de son nom ou des encarts de son maillot. Cette nouvelle approche vise à créer puis renforcer une propriété intellectuelle possédée par l’équipe, qui valorisera financièrement l’offre de visibilité mise à disposition des sponsors.
Le récent rachat de l’équipe BORA-Hansgrohe, équipe dans laquelle évolue notamment Primoz Roglic, vainqueur de la dernière édition du Critérium du Dauphiné, par Red Bull, qui a acquis 51 % de sa structure juridique (l’entreprise RD Pro Cycling GmbH), s’ajoute à la liste déjà importante des écuries possédées par leurs sponsors. Ces structures sont vraisemblablement parvenues à réduire les risques évoqués.
Cet article, co-écrit par Olga Kokshagina, professeure associée à l'EDHEC, et Clément Blachon, étudiant en Master in Management à l’EDHEC, a été republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.