Les stéréotypes de genre dans la narration des jeux vidéo
Guergana Guintcheva, Hager Jemel-Fornetty, Laura Lacombe (EDHEC) et Isis Beloslava Daudé (EPFL) analysent, dans un article publié sur The Conversation, l’impact du storytelling genré - dans les jeux vidéos - sur la perception des joueurs/joueuses des stéréotypes de genre.
Bien des récits, dans l’univers culturel dominant, imposent encore un regard biaisé par l’intermédiaire d’histoires dans lesquelles, le plus souvent, les personnages masculins sont actifs, puissants, dominants, alors que les personnages féminins sont passifs, souvent sexualisés, ont besoin de protection et sont l’objet du regard masculin.
Les jeux vidéo, reconnus comme le 10e art par le ministère de la Culture en 2006, n’échappent pas aux stéréotypes de genre. En 2019, seulement 5 % des jeux vidéo offraient aux joueurs/joueuses la possibilité d’incarner des personnages féminins (Statista, 2019).
Une explication possible, sans que cela soit une justification, repose sur la structure de l’industrie du jeu vidéo où les développeurs sont majoritairement des hommes (61 % en 2021, Statista). De plus, les stéréotypes de genre sont reproduits dans les publicités pour les jeux vidéo qui mettent majoritairement en scène des hommes, comme on le voit dans la bande d’annonce de EA Sports FIFA 22 Global Series. De façon similaire, l’industrie de l’e-sport met majoritairement en lumière les joueurs professionnels masculins.
Les stéréotypes de genre
Les stéréotypes sont « un ensemble de croyances partagées à propos des caractéristiques personnelles, généralement des traits de personnalité, mais aussi des comportements, propres à un groupe de personnes ». Ils représentent des raccourcis pour catégoriser des groupes d’individus, génèrent un jugement à leur égard et peuvent être utilisés pour légitimer une hiérarchie et une inégalité entre les groupes sociaux. Les stéréotypes de genre sont des croyances quant aux attributs des femmes et des hommes qui se retrouvent dans les représentations des personnages des jeux vidéo. Par exemple, les personnages féminins sont moins présents en nombre, plus souvent sexualisés et présentés comme des personnages « non essentiels » ou « passifs » du jeu.
Le storytelling véhiculé par la culture populaire contribue à légitimer la hiérarchie de genre.
Traditionnellement, les récits sont des cadres importants de la légitimation sociale et cognitive. Vladimir Propp (1920) a étudié 100 contes populaires russes et a répertorié 7 stéréotypes de personnages (héros, princesse, méchant, donateur, répartiteur, aide, faux héros). La princesse est toujours décrite comme belle, de bonne humeur, mais faible et passive. Elle est la récompense pour le héros qui l’épouse à la fin de sa quête.
Nous nous sommes intéressés à l’impact du storytelling genré sur la perception des joueurs/joueuses des stéréotypes de genre. Nous avons étudié deux titres de jeux vidéo à succès (RPG – Role Playing Games), publiés respectivement en 2007 et 2015, toujours très plébiscités par les gamers aujouord’hui : Assassin’s Creed (éditeur Ubisoft) et The Witcher (éditeur CD Projekt Red). Nous avons utilisé la méthode de « webscraping » (deux programmes en python nous ont permis d’explorer les scripts des deux jeux vidéo sur les pages fandom) et nous avons mené 31 entretiens entre janvier et avril 2022 avec des joueurs/joueuses. Les résultats montrent que la narration dans les deux jeux étudiés reproduit les stéréotypes de genre :
- En accordant plus de temps de parole dans les dialogues aux personnages masculins qui sont aussi plus nombreux (figure 1 & 2) :
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En attribuant un éventail de professions plus diversifié aux personnages masculins (64 professions différentes), alors que les personnages féminins n’occupent que jusqu’à 14 professions différentes.
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En représentant les héros dans des rôles situés au sommet de la hiérarchie professionnelle et dotés de positions de pouvoir, dominantes et valorisantes telles que chevalier, prêtre, dentiste, artiste, barde, poète, marchand, garde, forgeron, armurier, soudeur, guerrier. En comparaison, les héroïnes sont confinées à des rôles de la sphère du soin aux autres (guérisseuse, infirmière, serveuse) ou très imprégnés par le regard masculin en tant qu’objets sexuels (courtisane, prostituée).
Un storytelling perçu comme une vision « historique » de la société
Un autre résultat nous a frappé : les joueurs/joueuses interviewés confient qu’ils « acceptent » les stéréotypes de genre dans la narration parce qu’ils considèrent que les scripts de jeux vidéo proposent un récit factuel de l’histoire. Les concepteurs de jeux vidéo coopèrent très souvent avec des historiens, afin de rendre les récits plausibles et visuellement cohérents, d’où une possible confusion entre fiction et faits historiques ; pour autant, ils ne cherchent pas à représenter l’histoire de façon documentaire, et les jeux vidéo appartiennent au domaine de l’imaginaire.
En raison de cette ambivalence, la référence à des faits « historiques » (ou d’une certaine perception de ces faits) est l’un des arguments employés par les joueurs interrogés pour justifier la représentation différenciée des femmes et des hommes dans la narration des jeux vidéo, comme l’illustre ce verbatim :
« A l’époque de Napoléon, aucune femme n’est connue pour avoir fait de grandes choses. [Dans les jeux vidéo] il y a plus de personnages masculins, c’est une transcription de l’histoire. Quand vous rencontrerez Napoléon en [tant que personnage dans le jeu], il sera plus impressionnant que Marie-Antoinette pour ce qu’il a fait historiquement. Pour moi, il ne s’agit pas d’une discrimination, mais de faits. Les personnages historiques sont représentés [dans les jeux vidéo] comme dans la réalité. »
Les résultats de cette recherche soulignent l’importance des récits de jeux et leur impact sur la légitimation des rôles de genre dans la société, de même qu’une certaine méconnaissance de l’histoire avec un grand H – autant celle des grandes figures historiques féminines (en politique, en arts ou en sciences), que celle des discriminations liées au genre.
Comment, à travers le jeu vidéo, changer les mentalités façonnées par des stéréotypes et représentations genrés ancrés dans la société ?
Vers des personnages féminins dans les rôles principaux
Le storytelling de jeu offre des possibilités illimitées aux développeurs de jeux en termes d’univers fictifs où des protagonistes féminines fortes peuvent être introduites dans des rôles principaux. The Last of Us (editeur Sony Computer Entertainment) et Horizon : Zero Dawn (editeur Sony Interactive Entertainment) sont deux exemples de jeux dans des mondes fictifs avec des personnages féminins dans des rôles principaux. Les deux jeux ont été classés comme des best-sellers.
Développer des protagonistes féminines sans objectiver leur corps
Ces dernières années, des changements positifs ont été observés en termes de représentation égale des sexes par les éditeurs dans le récit du jeu. Une illustration frappante de cette tendance est l’évolution physique de Lara Croft dans la licence Tomb Raider de 1996 à 2015 où le corps de la protagoniste n’est plus dénudé et moins sexualisé dans la dernière édition (figure 3).
Le storytelling dans le divertissement, le cinéma ou les jeux vidéo peut intégrer des messages sociétaux importants dans le but d’influencer positivement sur les connaissances, les attitudes, les représentations et les comportements. Les éditeurs de jeux vidéo doivent faire preuve de responsabilité sociale pour contribuer à une éducation de leur public au sujet de l’égalité des sexes et plus globalement de la diversité et l’inclusion (ex. la représentation des minorités).
Faciliter l’accès des femmes à l’industrie du jeu vidéo
Afin d’inciter les femmes à rejoindre l’industrie du jeu vidéo (y compris à des postes clés) et de sensibiliser les professionnels de l’industrie aux enjeux l’égalité et de la diversité, quelques initiatives émergent, comme le lancement par le Syndicat des éditeurs de logiciels de jeux vidéo en France d’une série de documentaires sur le thème « Art & Jeux vidéo » où la parole est donnée à plusieurs femmes travaillant dans l’industrie du jeu. En racontant leurs histoires professionnelles réussies, elles influencent la façon dont l’industrie est représentée en termes de possibilités de carrière pour les femmes.
Cet article de Guergana Guintcheva, professeur à l'EDHEC, Hager Jemel-Fornetty, professeur associé à l'EDHEC et directrice de la chaire Diversité & Inclusion, Laura Lacombe, chargée d'études au sein de cette même chaire et Isis Beloslava Daudé, étudiante à l'EPFL, a été republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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