Nouvel élan de créativité fiscale en réponse au Big Bang numérique
Les conséquences de la digitalisation sur notre société sont à la fois nombreuses et profondes. Pour n’en citer qu’une, nos centres villes : les boutiques baissent leur rideau à mesure que les…
Les conséquences de la digitalisation sur notre société sont à la fois nombreuses et profondes. Pour n’en citer qu’une, nos centres villes : les boutiques baissent leur rideau à mesure que les camions de livraison les encombrent.
Dans une louable intention de revitalisation des zones commerciales urbaines, les sénateurs viennent de choisir l’imposition comme moyen d’action. L’idée en est simple : faire collecter par les entreprises de e-commerce dont le chiffre d’affaires est supérieur à 50 millions d’euros, une taxe minimale de 1€ par colis livré, calculée à la fois en proportion du prix d’achat du bien livré et de la distance parcourue par le colis : 1% en deçà de 50km, 1, 5% entre 50 et 80 kilomètres et 2% au-delà.
Emmanuelle Deglaire, professeur de fiscalité et membre du pôle de recherche LegalEDHEC et Michel Philippart, professeur de Supply Chain s’associent pour décrypter ensemble les sous-jacents de cette proposition nouvelle.
Opérationnellement, pourquoi les magasins du centre-ville sont économiquement moins efficaces que les sites de e-commerce ?
Prenons l’exemple simple d’un rasoir électrique milieu de gamme d’une grande marque et comparons les prix « livraison gratuite ». Il coûte 89,99€ sur Amazon. Son prix « officiel », conseillé par le fabricant et souvent appliqué par les petits commerces, est de 109,99€. Les enseignes françaises possédant à la fois un magasin physique et une boutique en ligne, comme Boulanger ou la FNAC, le vendent à 99,99€. Pour identifier l’avantage d’Amazon, il convient d’en décomposer les coûts selon quatre éléments-clé :
► Le prix d’achat négocié par Amazon avec sa force de frappe mondiale est nettement plus bas que celui négocié par un commerce de centre-ville.
► Le coût de stockage : un commerce de centre-ville devra conserver en inventaire un stock d’articles qui auront une faible vélocité alors que celui d’Amazon tournera beaucoup plus vite ; le coût des stocks de sécurité en sera minimisé.
► Le choix de l’assortiment : Amazon peut capitaliser sur une large quantité de données et des outils d’intelligence artificielle pour ne stocker que les produits ayant une forte probabilité de vente, et optimiser son taux de service. Le magasin de centre-ville offrira ce que le commercial de la marque représentée poussera et sans beaucoup d’outils. Le coût d’obsolescence est très faible chez Amazon, qui a peu d’invendus, à l’inverse du commerçant de centre-ville qui doit passer par la phase de soldes pour un plus grand nombre d’articles, à moins d’avoir décidé de baisser son taux de service pour éviter les invendus, mais en perdant des ventes.
► Les coûts fixes, en particulier l’immobilier : le prix du m² de centre-ville est beaucoup plus élevé que celui des zones logistiques dans lesquelles est basé Amazon. La boutique doit assurer des frais de décoration et d’aménagement alors qu’Amazon se contente d’étagères métalliques. Et les ventes générées par un m² Amazon sont nettement plus élevées que celles d’un m² de centre-ville.
Objectivement, une taxe de 1 à 2% ne va pas suffire à rétablir l’équilibre des prix pratiqués en faveur des boutiques de centre-ville.
Fiscalement parlant, la situation des géants du web est-elle identique à celle des commerces de proximité ?
Ce qui caractérise une entreprise globale est d’exercer dans plusieurs juridictions. Or le mécanisme bien connu des prix de transfert a pour conséquence de permettre, entre entreprises appartenant à un même groupe, de localiser l’essentiel des bénéfices dans celle des structures qui se situe dans un pays à la fiscalité attrayante.
Le petit commerçant implanté dans une seule juridiction fiscale ne pourra en faire autant. Et s’il ne faut pas nier les possibilités d’aménagement de la charge fiscale en droit interne, celles-ci sont sans commune mesure avec les opportunités qu’ouvrent de multiples implantations à l’étranger. De plus, si l’entreprise internationale est digitale, le champ des possibles est démultiplié. Les principes vieillissant de la fiscalité peinent à atteindre les bénéfices réalisés au travers d’un site internet pour ne s’appliquer qu’aux seuls bureaux, usines et boutiques.
Ainsi, après avoir lutté pour attirer le client en dépit de prix structurellement bien plus élevés, la boutique de proximité va subir une pression fiscale sur son bénéfice sans commune mesure avec celle de son concurrent digital et mondial.
La bataille est-elle donc perdue d’avance ?
Certaines batailles ont déjà été gagnées. Par exemple, en matière de TVA, grand ou petit, digital ou physique, c’est la même taxe qui sera appliquée, le critère unique retenu partout en Europe étant celui du lieu de résidence de l’acheteur. Un premier accomplissement si l’on pense que les Etats Unis luttent en ce moment même pour tenter de soumettre leurs propres géants nationaux à ce même principe pour la Sale Tax applicable en cas de vente réalisée entre deux de leurs cinquante Etats.
En matière de taxation des bénéfices, beaucoup reste à faire. Incontestablement, les règles de la fiscalité internationale sont en train d’être réécrites sous l’impulsion de l’OCDE. Et sans attendre, l’Union Européenne s’oriente vers une taxe provisoire de 3% sur les activités numériques visant le chiffre d’affaires des géants du secteur.
Mais la profondeur des bouleversements sociaux qu’entraîne le digital ne doit pas être sous-estimée. Comme l’a montré l’analyse des coûts menée plus haut, la quantité des données collectées et la qualité des outils d’intelligence artificielle pour les exploiter constituent les ressources-clé des grands succès de demain. Alors à quand une taxe sur les data ? Et pourquoi pas une taxe sur l’IA ? Le pétrole devenant stratégique a bien suscité, en son temps, la création d’une imposition ad hoc…
Comme l’ont montré nos sénateurs, il existe bien une certitude en matière fiscale : la créativité est sans limite !