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Peter Szilagyi: “Ces scandales sont une nouvelle illustration de banques utilisant les faiblesses de la réglementation et de la surveillance"

Peter G. Szilagyi , Professor

Suite aux scandales Cum-cum, Cum-ex et Cum-fake, nous avons posé quelques questions à Peter G. Szilagyi, professeur à l'EDHEC Business School, sur ces montages, la régulation du secteur financier et la révolution éthique qu'il appelle de ses vœux.

Temps de lecture :
19 mai 2023
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16 juges, 150 enquêteurs : le PNF a frappé un grand coup. Vous avez été surpris ?

J'ai été surpris par l'ampleur de l'opération, c'est la plus vaste jamais réalisée en France. Mais ce n'était en fait qu'une question de temps, notamment depuis que l'Allemagne, où le scandale avait éclaté en 2018, avait déjà procédé à des perquisitions (1) et prononcé des premières condamnations. Une centaine de banques seraient toujours sous enquête dans le monde. Les pertes de recettes fiscales estimées depuis 2000 sont abyssales : 36 milliards d'euros en Allemagne, 33 milliards d'euros en France, 27 milliards d'euros aux Pays-Bas, 19 milliards d'euros en Espagne, etc. C'est ce qu'affirme CORRECTIV, le centre d'investigation qui a révélé le scandale en Allemagne (2). Ces estimations ont été réalisées avec Christoph Spengel, professeur d'économie à l'université de Mannheim, dont l'équipe a participé à l'analyse des données sur les transactions boursières mondiales (3).

 

Ces scandales mêlent des pratiques légales, "grises" et illégales. Qu'est-ce que cela nous apprend sur la finance en 2023 ?

Il existe trois montages qui recourent, à des degrés divers, à des pratiques grises et illégales d'évasion fiscale. Les opérations "Cum-cum" permettent d'éviter les retenues à la source sur les dividendes par le biais de prêts d'actions à court terme entre l'étranger et le domestique autour des dates de paiement des dividendes. Les transactions boursières qui les composent ne sont techniquement pas illégales, mais elles n'ont aucune substance économique et contournent très certainement l'esprit et l'intention de la législation et de la réglementation des marchés. Les opérations "Cum-ex" et "Cum-fake" constituent une fraude fiscale pure et simple. Dans le cas des Cum-ex, les négociants et les institutions intermédiaires s'entendent pour demander des remboursements multiples de retenues à la source qui n'ont été payées qu'une seule fois. Dans ce cas, les collusionnaires exploitent les ambiguïtés dans la propriété des actions en raison du règlement non instantané des transactions boursières. Dans le cas des Cum-fake, les remboursements d'impôts sont demandés sans qu'aucune retenue à la source n'ait été payée. Dans ce cas, les remboursements sont demandés en utilisant des American Depositary Receipts (ADR) que la banque dépositaire a émis sans que les actions françaises ou allemandes sous-jacentes ne soient effectivement déposées. Les opérations Cum-ex et Cum-fake sont plus complexes, mais aussi beaucoup plus rentables que les opérations Cum-cum. L'étendue des possibilités dans chaque pays dépend des conditions juridiques, réglementaires et de marché.

Ces scandales rivalisent avec les récents scandales bancaires de manipulation des taux de change et du LIBOR (4) et pourrait bien les éclipser à mesure que l'on découvre l'ampleur mondiale des pertes fiscales subies par l'État. Il s'agit fondamentalement d'un autre cas où les banques utilisent les faiblesses de la réglementation et de la surveillance, en dépit des sanctions pénales potentielles. Les données relatives aux transactions boursières analysées par le professeur Spengel suggèrent que ces systèmes sont toujours en cours de déploiement, malgré les efforts juridiques et réglementaires mis en oeuvre pour les combattre.

 

Comment combler le fossé entre des pratiques ultra-rapides et complexes, et le temps et les ressources limités des régulateurs ?

Cette actualité met une fois de plus en évidence le fait que les approches descendantes actuelles de la réglementation et de la surveillance des marchés, et de la mise en place d'actions, ne permettent pas de prévenir ni même de détecter correctement les manquements financiers. Ce n'est pas nécessairement une question de capacité réglementaire. Tout comme la manipulation des marchés et les délits d'initiés, l'évasion fiscale est perçue comme un crime "sans victime". S'il existe des lacunes et des ambiguïtés, associées à une surveillance opérationnelle inefficace et à un échange d'informations limité entre les régulateurs nationaux et internationaux, elles seront exploitées, même si cela demande beaucoup de créativité. Les personnes qui commettent ou facilitent l'évasion fiscale procèdent à une analyse coûts-bénéfices et agissent lorsque la probabilité et l'ampleur des sanctions sont suffisamment faibles. Dans les institutions financières, ils peuvent agir rationnellement à la fois pour leur profit personnel et pour les intérêts de l'entreprise. Leur comportement est également façonné par une culture organisationnelle compétitive et par des biais comportementaux tels que le tribalisme et la loyauté.

Ce qui est intéressant dans le scandale du Cum-ex en Allemagne, c'est que les autorités ont joué le jeu des banques. CORRECTIV a examiné la chronologie des événements qui ont rendu possible ces opérations à grande échelle, sous l'impulsion active du lobby bancaire. Les lanceurs d'alerte successifs n'ont pas été suffisamment encouragés, pris au sérieux ou protégés. Comme nous l'expliquons dans nos travaux sur les scandales des opérations de change et du LIBOR, les lanceurs d'alerte - quelles que soient leurs motivations - sont absolument essentiels à la prévention et à la détection des comportements répréhensibles sur les marchés financiers (5).

 

Selon vous, la révolution éthique devrait principalement venir de l'intérieur, c'est-à-dire d'un changement de culture dans la finance et le trading, loin du tribalisme, d'un sentiment d'impunité ou pire encore. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Dans notre travail sur les scandales du FX et du LIBOR, nous préconisons l'ajout d'une approche ascendante à l'approche descendante actuelle, pour discipliner les marchés. Les autorités devraient s'appuyer non seulement sur les mesures dissuasives et les lanceurs d'alerte, mais aussi sur une incitation active à une conduite légale et éthique au niveau personnel et organisationnel. Les institutions financières disposent déjà de codes et de règles éthiques internes (6). Ceux-ci proviennent de réglementations nationales, d'organisations sectorielles et de syndicats tels que la Fédération bancaire française, ainsi que d'orientations émanant d'institutions internationales telles que la Banque des règlements internationaux. Cependant, ces scandales continuent de montrer un contournement des règles et des codes, qu'ils soient prescrits de l'extérieur ou par les établissements eux mêmes.

 

Ces scandales à répétition sont-ils un bon signal - le secteur est moins opaque, moins inaccessible - ou un mauvais - la culture permissive entraînera encore et encore de nouvelles "combines", de nouvelles fraudes ?

Les institutions financières sont très innovantes et sophistiquées lorsqu'il s'agit de générer des revenus et des profits. Les montages Cum-cum, FX ou du LIBOR sont tous passés inaperçus, malgré des rumeurs et des allégations persistantes, pendant des décennies, avant que des mesures significatives ne soient prises pour y mettre fin. En ce sens, le système financier mondialisé est "permissif" par nature. D'où l'importance pour les autorités de coopérer au niveau national et transfrontalier, d'agir de concert et de repenser l'approche réglementaire actuelle de la discipline de marché. Maintenant que les enquêtes battent leur plein dans le monde entier, les poursuites judiciaires offriront une certaine marge de manœuvre pour les sanctions. Mais je m'attends à ce qu'une fois de plus, les amendes et les sanctions pénales soient inévitablement de "l'argent de poche" par rapport aux profits que les banques impliquées ont réalisés au cours des deux dernières décennies. Il me semble peu probable que les sanctions soient très sévères, les autorités ne risqueraient pas de mettre en danger les banques et de perturber les marchés financiers. Pas après que le Crédit Suisse a été coulé par sa longue série de scandales...

 

Références

(1) August 2019, Reuters, “Prosecutors raid Deutsche Boerse offices over share-trading scam”  - https://www.reuters.com/article/us-deutsche-boerse-raids-idUSKCN1VH15W

(2) Oct. 2021, CUMEX files, correctiv.org - https://correctiv.org/en/latest-stories/2021/10/21/cumex-files-2/

(3) Feb. 2021, “Public Hearing of the Subcommittee on Tax Matters of the European Parliament on the Cum-Ex/Cum-Cum Scandal. Statement by Prof. Dr. Christoph Spengel” - https://www.europarl.europa.eu/cmsdata/230392/Christoph%20Spengel%20statement.pdf

(4) Jan. 2020, The Guardian, “Libor scandal: the bankers who fixed the world’s most important number” - https://www.theguardian.com/business/2017/jan/18/libor-scandal-the-bankers-who-fixed-the-worlds-most-important-number

(5) Oct. 2021, ABACUS, “Financial Market Manipulation, Whistleblowing, and the Common Good: Evidence from the LIBOR Scandal” - https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/abac.12245

(6) Jan. 2022, EDHEC Vox, “Après Milken, Keating, Madoff, Kerviel... Revisiter l'éthique dans l'industrie financière” - https://www.edhec.edu/fr/recherche-et-faculte/edhec-vox/apres-milken-keating-madoff-kerviel-revisiter-l-ethique-dans-l-industrie-financiere