Sabine Ruaud : « On se doit de proposer une pédagogie qui pousse les étudiants à s’affranchir des pseudo-vérités »
Sabine Ruaud, Professeure à l'EDHEC, impliquée dans une variété de programmes d'enseignements (Bachelor, Grande Ecole, Executive...), travaille, notamment, sur la couleur et l'influence des noms de couleurs humoristiques sur le comportement des consommateurs.
Vous êtes l’autrice de nombreux livres et cas – régulièrement récompensés par des prix : comment choisissez-vous vos sujets ?
J’aime à faire émerger les idées, à jongler avec pour les mélanger et les confronter, à expérimenter des territoires inhabituels qui élargissent mon spectre de pensée. Pour ce faire, mes sources d’inspiration sont multiples. En général, les déclencheurs à la production d’un écrit, qu’il s’agisse d’un ouvrage, d’un article ou d’un cas, reposent sur une combinaison d’éléments : des sujets qui me passionnent et/ou qui m’intriguent, et sur lesquels j’ai envie d’en apprendre davantage ; des interrogations soulevées lors d’échanges nourris avec des marketers ou des professionnels qui partagent avec moi les problématiques rencontrées dans leur entreprises et leurs attentes ; des observations basées sur les sensibilités des apprenants, tant en formation initiale qu’en formation continue ; des interactions inspirantes entre mes différentes lectures quotidiennes.
Je me fie en parallèle à mon « savoir-flair » et, à partir de là, j’explore un sujet en profondeur de façon à lui donner du relief et à dégager des propositions didactiques.
Des jeux, des mots, des couleurs (des jeux de mots sur les couleurs) : que vous ont appris vos derniers travaux en marketing ?
Je m’intéresse, en effet, à la couleur, un phénomène complexe car c’est avant tout un percept. La couleur a donné lieu à une palette bigarrée de recherches pluridisciplinaires. En marketing, elle a été étudiée dans de nombreux domaines qui touchent aussi bien au produit, au packaging, à l’identité de marque, au point de vente, à l’achat sur internet qu’à la communication publicitaire. Elle est au cœur de la stratégie marketing de grand nombre d’entreprises qui l’utilisent de manière de plus en plus élaborée, comme l’exprime le titre d’un ouvrage que j’ai co-écrit (1)
Pour autant, elle interroge toujours et interpelle encore. En témoignent mes derniers travaux de recherche (2) qui se sont intéressés à l’influence du color naming humoristique, à savoir l’impact des noms de couleur humoristiques sur les comportements de consommation. Par exemple, « Fa-bu-bleu », « La vie en mauve », « Green de star » ou « As de Pink » sont les noms des nouveaux jus de fruits aux couleurs arc-en-ciel lancés récemment par la marque Innocent.
En effet, aucune étude théorique ou empirique n’avait encore porté sur l’onomastique commerciale (3) appliquée aux noms de couleur humoristiques et aux conditions de son efficacité en termes d’influence sur les comportements de consommation. Or, dans le cadre d’une stratégie de marque dont l’objectif est de s’appuyer sur ce mode d’expression distractif pour nommer une nouvelle offre et l’insérer sur le marché, il semble intéressant d’aider les praticiens à connaître précisément quel type d’humour est à privilégier lorsqu’il s’agit de choisir un nom coloré à caractère humoristique pour un produit. Celui-ci doit il inclure une activité cognitive importante, l’individu traitant de manière exhaustive la signifiance nominale, ou s’inscrire très clairement dans la voie du développement des signaux périphériques, les émotions, et reposer davantage sur un processus affectif ? En d’autres termes, les praticiens ont-ils intérêt à opter pour un humour dit « cognitif » (je réfléchis puis je souris) ou pour un humour dit « affectif » (je souris puis je réfléchis) pour accroître l’intention d’achat ?
C’est un sujet passionnant. Les couleurs sont partout. Elles font le monde des hommes qui les cherchent, les (re)créent, les inventent. Pour chaque discipline, un langage, qui varie selon l’époque, leur correspond : couleurs philosophiques, couleurs artistiques, couleurs littéraires, couleurs vestimentaires, couleurs politiques, couleurs architecturales... Aussi, elles sont « faciles » à aborder auprès d’un large public. Et la couleur est loin d’avoir livré tous ses tenants et aboutissants.
De manière générale, la recherche est un domaine excitant où l’on remet en cause son savoir, où l’on génère de nouvelles connaissances. Cela signifie qu’il faut une certaine liberté d’esprit pour arriver à imaginer de nouvelles expériences tout en sachant faire preuve d’une grande rigueur méthodologique (définition des conditions opératoires, des modes de contrôle…).
Comment ont évolué les attentes de vos étudiants ces dernières années ? Quelles innovations pédagogiques avez-vous mis en place pour y répondre ?
L’EDHEC a toujours eu à cœur de développer une pédagogie innovante et interactive, basée sur une approche actionnelle, le Learning by doing. Cette approche répond aux attentes fortes des étudiants qui veulent bien apprendre à apprendre mais en faisant.
La pandémie et ses périodes de confinement, contraignant apprenants et enseignants au cent pour cent « parloir numérique », ont été un véritable accélérateur permettant d’impulser de nouveaux standards d’expériences pédagogiques. Pour maintenir une connexion émotionnelle avec les apprenants et faciliter leur engagement, je me suis inspirée du monde du gaming qui s’avère être une façon singulière de communiquer pédagogiquement avec cette génération : un premier Escape Game digital a été mis en place dans un cours de Retail. Cette initiative a reçu le Prix de l’Innovation Pédagogique 2021 décerné par l’AFM (l’Association Française du Marketing).
En 2022, c’est un autre dispositif ludo pédagogique qui a été finaliste du Prix de l’Innovation Pédagogique AFM : des cartes à jouer développées par Jeuxdenjeux (4) pour apprendre autrement et dynamiser la génération d’idées sur un sujet donné.
Si travailler en jouant ou jouer en travaillant peut paraître antinomique, « piocher » dans des dispositifs ludo pédagogiques permet d’avoir une incidence sur la motivation des étudiants, leur sentiment de compétence, leurs efforts et leur traitement en profondeur du contenu de la tâche. Rappelons toutefois que ce n’est pas le jeu qui permet d’apprendre. Le jeu est au service d’un scénario pédagogique qui débute par la définition des objectifs d’apprentissages. L’activité ludique constitue une des activités d’apprentissage organisée pour atteindre ces objectifs.
Quel regard portez-vous sur l’évolution de votre métier et de votre discipline ?
Pendant de nombreuses années, la mission de tout enseignant était de mobiliser des compétences didactiques et de faire preuve d’exigence pédagogique pour mener les apprenants dans le labyrinthe des connaissances à acquérir. Depuis plus d’une décennie, on assiste au passage d'un paradigme fondé sur la transmission des savoirs académiques à un autre centré sur l'appropriation de ces savoirs et sur leur insertion dans des problématiques pratiques. Aujourd’hui, avec l’arrivée de l’intelligence artificielle qui envahit le monde professionnel (comme le cadre privé), on se doit plus que jamais de proposer une pédagogie qui pousse les étudiants à s’extraire d’un raisonnement panurgique, à s’affranchir des pseudo vérités ou des certitudes pré mâchées sclérosantes. Cette posture émancipatrice passe par une écoute permanente des apprenants et s’associe à un mécanisme de réflexion qui les éveille à la curiosité, à l’exploration, au questionnement.
En marketing, face aux enjeux environnementaux et sociaux majeurs auxquels est confrontée notre société, ce développement de compétences en résolution de problèmes et en pensée critique est permanent dans notre enseignement. On ne peut continuer à enseigner les modèles du passé sans inviter les étudiants à les repenser. Ce savoir apprendre associé à ce savoir penser doit leur permettre de construire un positionnement intellectuel indispensable pour s’intégrer efficacement au monde en perpétuel mouvement de l’entreprise. Nos étudiants peuvent ainsi devenir des marketers managers créateurs et porteurs de valeurs ajoutées, capables « d’auto défense intellectuelle » et d’agilité cognitive pour s’adapter en permanence à des contextes variés.
Contourner les idées arrêtées et les certitudes figées comme éviter de s’enfermer dans des « bulles de savoirs » est la clé pour préparer cette nouvelle génération à grande vélocité intellectuelle à des parcours qui ne sont plus linéaires mais pluriels, parallèles ou successifs.
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Références
(1) Boulocher-Passet V. & Ruaud S. (2016), La couleur au cœur de la stratégie marketing, DeBoeck.
(2) Ruaud S. & Urien B. (2023), Commercial onomastics: humorous color names. Are they appreciated and do they play a role in product purchase intention?, Décisions Marketing, n°110, April-June, pp.247-267. Cette recherche a reçu le Prix 2021 de la meilleure communication lors de la Seizième Journée du Marketing Agroalimentaire organisée par l’AFM (Montpellier).
(3) Le terme d’« onomastique commerciale » correspond à l’ensemble des noms qui circulent dans la sphère commerciale : noms de marques, noms de produits, noms de gamme, noms de lignes, noms de services mais aussi les noms d’enseignes, de magasins, etc.
(4) Jeuxdenjeux est un éditeur de jeux de cartes coopératifs (https://www.jeuxdenjeux.com/collection), spécialisé dans les problématiques vécues en entreprises : casser les silos, traduire une vision en actions concrètes, transformer un modèle économique, performer en équipe, etc.