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Voir des paradoxes partout… et apprendre à les gérer !

Camille Pradies , Associate Professor

Camille Pradies, professeure associée de Gestion à l’EDHEC Business School, et spécialiste internationale de la théorie des paradoxes, se propose d’équiper les étudiants et les professionnels afin d’identifier et de gérer au mieux leur quotidien « paradox as usual ».

Temps de lecture :
28 juin 2022
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Des plus petites organisations sociales (couple, famille…) aux plus vastes (entreprises multinationales, institutions internationales…), des structures les plus hiérarchiques aux plus participatives, les enjeux relatifs aux décisions à prendre sont centraux. Le défi est, chaque jour, de taille, puisqu’il s’agit de combiner des dizaines de critères, à commencer par l’hétérogénéité des avis et des sensibilités de chacun. Mais la nécessaire efficacité, la pression face aux résultats attendus ou encore une trop faible culture en leadership, peuvent nous installer dans une situation faussement « maîtrisée » : stabilité formelle, choix tranchés et tenus, hypothèses divergentes sous haute surveillance… les exemples ne manquent pas.

Pourtant, une spécialité très récente de la recherche en management nous fournit un éclairage radicalement différent : les paradoxes sont partout, sous des formes hétérogènes, et les ignorer - ou penser qu’ils ont été « résolus » - peut conduire à laisser de côté des branches entières de l’arbre de nos possibles, individuels et collectifs. Camille Pradies, Professeure associée de Gestion à l’EDHEC Business School, et spécialiste internationale de la théorie des paradoxes, se propose d’équiper les étudiants et les professionnels afin d’identifier et de gérer au mieux leur quotidien « paradox as usual ».

Pourquoi se soucier des paradoxes puisque nous semblons, sans problème, vivre avec…

La plupart du temps, les tendances managériales sont des mouvements faisant passer les services et individus d'une stratégie à une autre, d'une façon de penser à une autre. Les exemples sont légion : de la centralisation et de la hiérarchie à la décentralisation et à l'autonomie ; des processus décisionnels autoritaires à la gestion participative ; d'une stratégie axée sur la qualité à une stratégie axée sur la réduction des coûts ; d'une stratégie axée sur le profit à une stratégie axée sur la durabilité…

En considérant ces tendances de manière indépendante et comme un passage de l'une à l'autre, une tendance est positionnée à tort comme un problème (« La hiérarchie et la centralisation ne fonctionnent plus pour notre organisation ») quand l'autre tendance l’est comme solution à notre problème (« Nous devons favoriser la décentralisation et l'autonomie »). Or, les individus sont généralement investis – en termes de valeurs, d’émotions, de réalisations – dans une tendance, et des tensions et résistances apparaissent forcément. Ceux qui sont attachés à la centralisation et à la hiérarchie peuvent craindre les conséquences d'une trop grande autonomie et donc résister à l'adoption de l'autonomie, de même que ceux qui sont attachés à l'autonomie peuvent penser que la hiérarchie va trop contraindre leurs actions et résister à l'introduction de la structure.

En réalité, les paradoxes - paires interdépendantes d'opposés - sont partout, et nombre des questions auxquelles sont confrontées les organisations sont des paradoxes à gérer, et non des problèmes à résoudre (1) (2) (3). L'idée derrière la pensée dite paradoxale est de commencer à voir, pour rester sur l’exemple précédent, la centralisation/hiérarchie et la décentralisation/autonomie comme deux pôles du paradoxe. Considérer l'autonomie et la hiérarchie comme un paradoxe, c'est voir la valeur dans les deux domaines et essayer de récolter les avantages des deux mondes.

Dès lors, voir les paradoxes peut rendre les individus, et donc les organisations, plus aptes à relever les défis du monde d'aujourd'hui. Il s’agit de gagner du temps en cessant de se battre contre des moulins à vent, en acceptant le fait que les paradoxes sont partout et ne peuvent être résolus. On s’équipe alors pour comprendre pourquoi les membres d’une organisation sont en désaccord sur des questions polarisantes, pour accueillir la sagesse de la résistance lorsque des efforts de changement sont mis en œuvre et pour, in fine, mieux anticiper les évolutions (4).

Identifier les paradoxes ou comment « porter de nouvelles lunettes »

Au cœur de la théorie des paradoxes se trouve donc l'idée que nous devrions cesser de vouloir résoudre les myriades de problèmes intrinsèquement insolubles auxquels nous sommes confrontés au travail et dans nos vies, en développant les compétences nécessaires pour comprendre (et même anticiper) ces problèmes et mieux les gérer. (5) Mais comment les identifier ?

Selon la définition de Smith et Lewis (1) (6), les paradoxes répondent à trois critères : ce sont des éléments contradictoires, interreliés et qui persistent dans le temps. Dans le langage courant, ce terme semble donc plutôt « mal utilisé » par rapport à l’approche retenue par les chercheurs. Lorsqu’une problématique ou un choix peut se résoudre par oui ou par non, ce n’est pas un paradoxe. La dynamique qui se cache derrière une alternative - ou deux courants opposés mais tous deux nécessaires au succès de l’individu, du groupe ou de l’organisation - est essentielle pour la (les) qualifier.

Il s’agit alors de repérer les signes qui forment ces critères et qui, cumulés, font dire que la situation est bien paradoxale. En chaussant, en quelque sorte, de nouvelles lunettes face aux tensions et décisions du quotidien. Le signal de la contradiction prend la forme de stress, d’inconfort, d’un sentiment de surcharge et de manque de visibilité, voire de cercle vicieux dont on semble ne pas pouvoir sortir (7). Si vous avez l’impression de devoir gérer des objectifs contradictoires, vous êtes certainement en présence… d’une contradiction.

L’interconnexion s’éclaire lorsque, par exemple, abandonner une stratégie au profit d’une autre est synonyme de perte. Si préférer un élément, c’est mettre de côté un autre élément pourtant important ou jugé comme pertinent, productif ou autre, alors ils sont interreliés. La persistance dans le temps est sans doute plus facile à identifier : face à plusieurs situations, une analyse qui « tourne en boucle » en ramenant sans cesse les interlocuteurs aux mêmes tensions et dysfonctionnements sous-jacents en est une illustration.

Voici quelques paradoxes fréquents dans le monde professionnel :

  • Stratégie d’entreprise :  Comment travailler sur un impact social réel et un impact environnemental limité, tout en remplissant nos objectifs commerciaux ? Comment prendre des décisions pour répondre aux enjeux d’aujourd'hui et de demain ? Respectons-nous les limites ou les dépassons-nous ? Nous concentrons-nous sur la création de valeur pour nos actionnaires et investisseurs ou pour un ensemble plus large de parties prenantes ?
  • Management : comment gérer mon travail de manière à me concentrer sur mes principaux atouts tout en pensant à pivoter pour l'avenir et les défis à venir ? Comment offrir de la compassion à mes collaborateurs tout en veillant à ce qu'ils soient productifs ? Et, à l'inverse, comment puis-je montrer mon engagement au travail tout en devant faire face à tant d'autres défis personnels ?
  • Leadership : Comment naviguer entre l’autonomie et le contrôle, entre l’empathie et l’autorité ? Quel équilibre entre l’authenticité et le suivi « corporate » de la culture et des attentes de l’entreprise ? Comment ménager les ambitions et susceptibilités individuelles au sein d’un groupe, lui-même soumis à des objectifs ?
  • Professionnels de santé : Comment fournir des soins et suivre ma mission sociale tout en gardant un œil sur les résultats financiers ? Comment gérer le très court terme et le moyen terme avec mes patients ? (8)

Quels outils pour gérer les paradoxes ?

Les plus scrupuleux pourraient commencer par passer des tests et simulations afin d’évaluer leur capacité à identifier puis gérer les paradoxes. Mais pour la plupart d’entre nous, changer la ou les question(s) posée(s) est un préalable pertinent, en évitant la tentant de simplification « un problème = une solution ». Démarrer une réflexion en reconnaissant que les ressources sont limitées, que la temporalité du projet peut être modifiée, que les intuitions ou encore les incohérences ne sont pas nuisibles dès lors qu’elles sont gérées, sont autant d’éléments structurels nourrissant la pensée paradoxale.

Gérer les paradoxes va bien au-delà d’un simple compromis face à des injonctions ou des modalités contradictoires : il faut y faire face et même imaginer comment les unifier. Confrontés à une hésitation stratégique, ou en anticipation d’une évolution organisationnelle par exemple, l’approche paradoxale favorise l’intégration des deux dimensions. Que nous apportent la dimension A et la dimension B ? Pour chacune, quels éléments sont vus comme tangibles, indispensables ou encore structurels ? Des options permettraient elles d’intégrer certains de ces éléments, ou d’autres penchent elles vers un traitement séparé ? Que se passe-t-il si l’on néglige une dimension au profit d’une autre ? Poser ces éléments permet ensuite de trouver un équilibre dynamique (1), sans craindre notamment d’être « constamment inconstant » dans ses prises de décision bien au contraire (6).

Un volet central mais surprenant de l’approche paradoxale a trait aux émotions. Les paradoxes étant présents partout, ils mettent en tension nos émotions négatives (culpabilité, colère, fatigue…) et positives (mobilisation, énergie…). Mes propres recherches (8) (9) suggèrent que prêter attention à ses émotions peut être clé dans la dynamique de gestion. Les émotions ne renseignent pas seulement sur notre attachement à une approche ou une entité, ou sur la façon dont on vit les normes de son entreprise, elles laissent des traces sur le duo énergie/fatigue et invitent à trouver un équilibre entre les exigences et l'énergie émotionnelle. Les émotions font partie du voyage d'apprentissage pour naviguer dans le paradoxe. Elles peuvent aussi nous permettre d’identifier des « alliés » qui subissent ces paradoxes mais souhaitent en sortir, progresser.

Enfin, les leviers apportés par l’approche paradoxale doivent être réactivés et adaptés en permanence. Dans un article récent (10), j’ai ainsi étudié les décisions d’Emmanuel Macron face à la pandémie de Covid, le Président Français affichant un esprit paradoxal dans ses écrits dès 2011 et tout au long de sa première campagne (« en même temps ») en s’inscrivant notamment dans la ligne de pensée de Paul Ricoeur. Mes travaux soulignent que dans un environnement turbulent, les « lunettes de l’esprit paradoxal » doivent être chaussées encore et encore, tout en admettant qu’il n’y a pas de chemin optimal. Et, face notamment aux événements ou enjeux exceptionnels, l’adaptabilité, la réactivité et la résilience sont d’indispensable compléments à l’approche paradoxale.

Références

(1) Smith, W. K., & Lewis, M. W. (2011). Toward a theory of paradox: A dynamic equilibrium model of organizing. Academy of management Review, 36(2), 381-403.

(2) Smith, W. K., Lewis, M. W., & Tushman, M. L. (2016). Both/and leadership. Harvard Business Review, 94(5), 62-70.

(3) Johnson, B (2020). And: Making a Difference by Leveraging Polarity, Paradox or Dilemma. Human Resource Development Press.

(4) Miron-Spektor, E., Ingram, A., Keller, J., Smith, W. K., & Lewis, M. W. (2018). Microfoundations of organizational paradox: The problem is how we think about the problem. Academy of Management Journal, 61(1), 26-45.

(5) Johnson, B. 2014. Reflections: A Perspective on Paradox and Its Application to Modern Management. The Journal of Applied Behavioral Science, 50(2): 206–212.

(6) Smith, W. K. 2014. Dynamic Decision Making: A Model of Senior Leaders Managing Strategic Paradoxes. Academy of Management Journal, 57(6): 1592–1623.

(7) Pradies, C., Tunarosa, A., Lewis, M. W., & Courtois, J. (2021). From vicious to virtuous paradox dynamics: The social-symbolic work of supporting actors. Organization Studies, 42(8), 1241-1263.

(8) Pradies, C. (2022). With head and heart: How emotions shape paradox navigation in veterinary work. Academy of Management Journal, (ja).

(9) Pradies, C., Aust, I., Bednarek, R., Brandl, J., Carmine, S., Cheal, J., ... & Keller, J. (2021). The lived experience of paradox: How individuals navigate tensions during the pandemic crisis. Journal of Management Inquiry, 30(2), 154-167.

(10) Lê, P., & Pradies, C. (2022). Sailing through the storm: Improvising paradox navigation during a pandemic. Management Learning, 13505076221096570.