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ESG & obligations souveraines : un nouveau paradigme ?

Lou-Salomé Vallée ,
Lionel Martellini , Professor

Ces dix dernières années, l’investissement durable et responsable (dit aussi ESG, car basé sur des critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance) est devenu incontournable…

Temps de lecture :
30 Mar 2022
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Ces dix dernières années, l’investissement durable et responsable (dit aussi ESG, car basé sur des critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance) est devenu incontournable et ne cesse de gagner en popularité auprès des investisseurs. La part d’actifs ESG mondiaux des fonds communs de placement et des ETF (1) a doublé entre 2015 et 2020 (2) et ces actifs ont atteint une valorisation totale de près de 1,7 milliard de dollars fin 2020 (3). A titre de comparaison, fin 2020, la valorisation totale de l’ensemble des actifs sous gestion dans le monde s’est établie à 103,1 milliards de dollars (4). Ceci marque la prise de conscience du rôle crucial que le système financier est amené à jouer dans la transition vers une économie bas carbone, qui lutte contre le réchauffement climatique.

 

Mieux comprendre les critères ESG

Cependant, tandis que les critères ESG sont largement intégrés par les marchés d’actions et d’obligations d’entreprises, leur prise en compte dans les analyses de risque des obligations d’États et les prises de décisions d’investissement dans cette même classe d’actifs, n’est pas encore systématique. En cause : un manque de compréhension d’une part, chez les investisseurs, de la manière d’intégrer les critères ESG dans l’analyse de la dette souveraine et un manque de cohérence, d’autre part, dans la définition et la mesure des critères ESG significatifs.  

Dans une nouvelle recherche, initialement mise en ligne par EDHEC-Risk Institute (5) et publiée courant 2021 dans le Journal of Portfolio Management (6), Lionel Martellini, Professeur de Finance à l’EDHEC et directeur de l’EDHEC-Risk Institute et Lou-Salomé Vallée, Ph.D. en Finance (EDHEC), ont analysé l’intégration des critères ESG dans la gestion des risques et les décisions d’investissement impliquant les obligations souveraines.

L’objectif principal de cette recherche est, dans un premier temps, d’estimer l’impact des critères ESG sur des indicateurs de rendement et de risque des obligations souveraines du point de vue d’un investisseur. Dans un second temps, elle consiste à évaluer la possibilité d’intégrer des contraintes ESG dans des portefeuilles d’obligations souveraines, dans le but d’améliorer le score ESG de ces derniers, sans augmentation significative des budgets de risque absolus (volatilité) ou relatifs (tracking error (7)), ni diminution substantielle des performances attendues.

 

L'analyse approfondie d'une décennie d'investissements ESG

L‘étude porte sur 35 pays - 20 pays développés et 15 pays émergents - sur une période de dix ans (2010-2020). Les données ESG utilisées (8) servent à évaluer les pratiques Environnementales (E), Sociales (S) et de Gouvernance (G) des États. Chaque score E, S et G correspond à une somme pondérée d’indicateurs sous-jacents. Ainsi, le score E mesure la capacité d’un pays à être respectueux de l’environnement et à appréhender ses ressources naturelles sur la base d’indicateurs tels que la gestion de l’eau et des déchets. Le score S mesure les efforts d’un pays en termes de respect des droits de l’Homme sur la base d’indicateurs tels que la liberté d’opinion et d’expression, ou encore le droit des minorités. Enfin, le score G évalue l’efficacité d’un pays en termes de sécurité et de réglementation sur la base d’indicateurs tels que le taux de corruption, ou encore l’efficacité du système judiciaire. Chaque score correspond à une note allant de 0 à 10 (meilleure note).

De l’analyse de ces données, les auteurs ont tiré quatre grandes conclusions.

Premièrement cette recherche indique qu’il existe une relation négative entre les scores E, S et G d’un pays et le rendement des obligations de ce pays pour un investisseur qui achète une obligation et la détient jusqu’à maturité (perspective de long terme) ou souhaite la revendre avant maturité (perspective de court terme). Autrement dit, plus le score E, S ou G d’un pays donné est élevé (i.e moins le pays est exposé à des risques environnementaux, sociaux ou de gouvernance), moins le rendement des obligations du pays concerné sera élevé et ce, quel que soit l’horizon d’investissement. Plus précisément, cette relation est vérifiée pour les scores E et G des pays développés et les scores S des pays émergents. Ces résultats sont conformes aux mécanismes du couple rendement/risque où la contrepartie de tout gain financier est l’acceptation d’un certain degré de risque ou d’incertitude quant à la réalisation effective de ce gain. En ce sens, les critères E, S et G semblent contribuer à expliquer les différences de solvabilités entre les émetteurs souverains.

En lien avec ces résultats, trois autres conclusions portent sur les portefeuilles d’obligations souveraines.

D’une part, cette étude montre que l’intégration de critères E, S et G dans les stratégies de portefeuilles d’obligations souveraines engendre un coût d’opportunité. Pour améliorer le profil ESG d’un portefeuille, différentes approches peuvent être utilisées comme les méthodes de screening (filtre) positif/négatif (9) ou les méthodes d’optimisation de portefeuille (10).

Une stratégie de portefeuille screening ESG négatif (l’investisseur exclut de son univers d’investissement les obligations des 25% des pays les moins bien notés en termes de scores ESG) conduit à des portefeuilles plus diversifiés, des résultats de tracking error (7) plus faibles, et à une faible amélioration du profil ESG des portefeuilles. Une stratégie de portefeuille screening ESG positif (l’investisseur inclut dans son univers d’investissement uniquement les obligations des 25% des pays les mieux notés en termes de scores ESG) conduit à une amélioration plus importante des scores ESG des portefeuilles, au prix d’une augmentation du risque absolu ou relatif des portefeuilles, l’univers d’investissement étant plus restreint.

Par ailleurs, l’amélioration du scores ESG de portefeuilles d’obligation souveraines peut se faire par l’ajout de contraintes en termes de scores ESG à une stratégie d’optimisation de portefeuilles. L’étude montre que pour un même niveau d’amélioration des scores ESG (notamment pour les scores S et G) une stratégie d’optimisation dite de « variance minimale » (« Minimum Variance Portfolio »), consistant à obtenir le portefeuille efficient avec le risque « volatilité » minimum, est plus performante que les méthodes de screening.

Enfin, pour réduire davantage les coûts d’opportunité mentionnés, les stratégies dites ESG momentum (11) peuvent être également utilisées sur le marché des obligations souveraines.

 

Au total, un coût et des risques limités

Cette étude montre que la prise en compte de critères ESG dans les stratégies d’investissement des portefeuilles d’obligations souveraines engendre un coût d’opportunité. Ceci confirme que « doing good and doing well », autrement dit « faire le bien et bien faire » ne sont en général pas en adéquation. Permettre aux investisseurs d’intégrer les contraintes ESG dans les décisions d’investissement à un coût acceptable en termes de performance est désormais un enjeu d’importance cruciale.

Cette recherche a été réalisée avec le soutien d’Amundi dans le cadre de la chaire de recherche de l’EDHEC-Risk Institute sur « ETF, Indexing and Smart Beta Investment Strategies ».

 

(1) Exchange Traded Funds : fonds d’investissement constitué d’actions et d’obligations émises par des dizaines d’entreprises et/ou d’Etats.

(2) Broadridge, ESG: Transforming asset management and fund distribution, septembre 2020

(3) FT.com, ESG funds defy havoc to ratchet huge inflows, 6 février 2021

(4) bcg.com, Global asset management industry report: The $100 Trillion Machine, 8 juillet 2021

(5) EDHEC-Risk Institute Publication, March 2021 - https://risk.edhec.edu/measuring-and-managing-esg-risks-sovereign-bond

(6) Lionel Martellini (EDHEC) and Lou-Salomé Vallée (EDHEC), The Journal of Portfolio Management Novel Risks 2021, jpm.2021.1.290; DOI: https://doi.org/10.3905/jpm.2021.1.290

(7) La tracking error est une mesure de risque relatif utilisée en gestion d'actifs dans les portefeuilles indexés ou se comparant à un benchmark (portefeuille de référence). Elle représente l'écart type annualisé des performances relatives d'un portefeuille par rapport à son benchmark. Plus la tracking error est élevée, plus le portefeuille à une performance moyenne éloigné du benchmark. A l’inverse, une tracking error faible montre que le portefeuille a une performance à peu près égale à celle du benchmark.

(8) Verisk Maplecroft (fournisseur de données ESG) - https://www.maplecroft.com/insights/news-events/verisk-maplecroft-data-informs-edhec-study-into-impact-of-esg-factors-on-sovereign-bonds/

(9) Les méthodes de screening sont des méthodes de filtrage d’investissement. Dans le cadre de cette recherche, elles permettent de sélectionner des pays sur des critères extra-financiers (ESG), dans le but de créer un univers d’investissement particulier. Sur la base des scores ESG, un screening négatif est une pratique d’exclusion (exclusion des 25% des pays dont les score ESG sont les plus faibles), et un screening positif est une pratique de sélection (sélection des 25% des pays dont les scores ESG sont les plus élevés).

(10) L’optimisation de portefeuille est le processus de sélection du meilleur portefeuille (répartition des actifs), parmi l’ensemble de tous les portefeuilles considérés, en fonction d’un objectif. L’objectif maximise généralement des facteurs tels que le rendement attendu et minimise les couts tels que le risque financier.

(11) On appelle ESG momentum, le % d’amélioration ou de détérioration du score ESG d’un pays sur une période donnée (ici sur les douze derniers mois). Dans le cadre de cette étude, une stratégie ESG momentum consiste à acheter les obligations des 15% les pays les mieux notés en termes de scores ESG et vendre les obligations des 15% les pays les moins bien notés en termes de scores ESG.