Laura Lacombe : « Selon nous, la diversité sociale en entreprise sera l’un des grands sujets des prochaines années »
Laura Lacombe est Chargée d'études au sein de la chaire Diversité & Inclusion de l’EDHEC, créée en 2016. Dans cette interview, elle détaille les enjeux de la diversité sociale en entreprise et comment la chaire entend faire progresser la connaissance académique sur cette thématique.
Comment définissez-vous la diversité sociale en entreprise ?
Je commencerais par un court rappel. Lorsque l’on parle de la diversité, cela concerne la variété des caractéristiques visibles (genre, âge, couleur de peau, etc.) et invisibles (croyances religieuses, orientation sexuelle, handicaps non apparents, origine sociale, etc.) au sein d'un groupe. Ce groupe peut être aussi bien une équipe de foot, une classe, une équipe de travail en entreprise, ou même les salariés d’une entreprise dans leur ensemble. L'inclusion vise à supprimer les barrières qui limitent la participation de toutes et tous dans une organisation, de manière à promouvoir le sentiment d'appartenance et de reconnaissance de chaque personne. Ainsi, favoriser la diversité et l’inclusion au travail implique de valoriser les différences visibles comme celles qui ne se voient pas.
Pour nous, la diversité sociale, c’est le fait d’avoir dans un même groupe des personnes aux origines sociales différentes.
Toutefois, dans la recherche actuelle, le terme « diversité sociale » est encore peu utilisé. En fonction des courants et des disciplines de recherche, il existe plusieurs définitions et termes spécifiques se rattachant à cette notion, comme le terme de « classe sociale ». Selon différents chercheurs en psychologie sociale, cette expression est assez difficile à appréhender car elle recouvre à la fois un côté objectif et un côté subjectif (1). Ainsi, pour Coté, la classe sociale est une dimension du soi qui s’ancre à la fois dans des ressources matérielles objectives (salaire, diplôme, emploi) mais aussi dans des perceptions subjectives du rang que l’on occupe par rapport aux autres.
En quoi la diversité sociale est-elle un enjeu d’avenir pour une business school comme l’EDHEC ?
L’EDHEC cultive des valeurs d’ouverture à la diversité, notamment sociale. De nombreuses actions sont menées et financées en ce sens, notamment via la fondation et les bourses EDHECFORALL. Cependant, la diversité sociale progresse très lentement dans les grandes écoles (2) et l'EDHEC veut prendre sa part, y compris à travers la sensibilisation de ses propres élèves et l'envoi de signaux forts aux personnes qui peuvent potentiellement postuler à nos programmes.
Nous avons d’ailleurs choisi la diversité sociale comme thématique du 5e Tremplin de la Diversité et de l’Inclusion en mars 2024 (3), qui réunit élèves, entreprises et spécialistes de la diversité et de l'inclusion. A partir de cas concrets d’entreprises partenaires, nous allons sensibiliser plus de 650 élèves de pré-master au sujet de la diversité sociale à travers la réflexion, l’échange et l’empathie. A nos yeux, il est essentiel que les personnes issues d’origine sociale modeste ou défavorisée se sentent bien au sein de l’école et aient ensuite les mêmes opportunités professionnelles.
Ainsi, outre la présence de diversité sociale sur notre campus, nous plaidons pour que toute personne se sente incluse, y compris les personnes issues de milieux défavorisés, malheureusement encore minoritaires dans les Grandes Ecoles. Dans ce but, nous agissons concrètement pour former les futurs manageurs aux enjeux de la diversité et de l’inclusion, quel que soit le type de diversité. L’EDHEC s’attache ainsi à accueillir davantage d’élèves issus de la diversité, notamment via des programmes comme Talents Prépa (4), et à mieux les inclure au sein de l’école. Nous croyons que ce climat favorable peut les aider à vivre une belle expérience étudiante et à obtenir de meilleurs résultats.
Au point de vue académique, il nous paraît également important qu’une école de commerce comme l’EDHEC se positionne sur des sujets de recherches innovants et encore peu traités dans la littérature scientifique. En particulier si ces sujets font écho à nos valeurs et portent des enjeux sociétaux majeurs. La diversité sociale en entreprise en fait partie.
Quelles attentes les entreprises ont-elles au sujet de la diversité sociale ? Comment peuvent-elles en faire un atout ?
Le sujet de la diversité sociale est un sujet difficile à saisir pour les entreprises. Cependant, elles s’y intéressent une fois qu’on leur explique les enjeux, comme en atteste la participation de 6 entreprises au Tremplin 2024. Leurs premiers retours sur le sujet sont encourageants !
La diversité dit quelque chose de l’entreprise. Cela envoie le message qu’elle est ouverte, ce qui la place en bonne position pour attirer d’autres talents qui cherchent et partagent les mêmes valeurs d’ouverture. Pour les salariés comme pour les clients, nous pensons qu’il est nécessaire que les entreprises ressemblent à la diversité.
On lit et on entend souvent que « diversité » rime avec « innovation ». En réalité, le lien n’est pas démontré scientifiquement. Au-delà de savoir si une entreprise diverse est, ou non, plus performante qu’une entreprise qui ne l’est pas (les données sont mitigées à ce sujet), nous pensons que donner leur chance à tous les talents et lutter contre les biais qui amènent à recruter un profil et d’éliminer un autre est avant tout une question de justice et d’équité.
Sans se limiter à la question de la diversité des collaborateurs et collaboratrices, la question la plus importante est : comment les faire travailler et co-créer ensemble ? Le climat et la culture de l’entreprise jouent beaucoup dans cette alchimie.
L’EDHEC a créé dès 2016 une chaire Diversité & Inclusion. Quels sont ses objectifs, ses missions ; pourquoi aborder le sujet de la diversité sociale dans votre chaire ?
La chaire s’attache à penser et à mettre en œuvre de nouvelles méthodes de collecte de données, à transmettre des connaissances et des bonnes pratiques éprouvées sur le terrain, ainsi qu’à créer des outils pour faire progresser une culture inclusive, équitable et respectueuse de la diversité, aussi bien à l'échelle individuelle que collective.
La diversité sociale en entreprise est un sujet relativement peu traité en comparaison avec d’autres thèmes de la diversité - la diversité ethno-raciale ou le handicap par exemple. Si l’intérêt pour la thématique s’est développé ces dix dernières années, principalement dans la littérature scientifique étasunienne (5), la diversité sociale en entreprise a longtemps été un angle mort de la recherche. Cela reste le cas en France, où, à notre connaissance, aucune étude n’a encore été menée sur ce sujet spécifique dans notre domaine de recherche.
La chaire Diversité & Inclusion de l’EDHEC a décidé de se saisir de cette thématique et de l’inscrire comme un sujet de recherche important. L’objectif est de proposer des solutions pour une meilleure prise en compte de cette diversité plus ou moins invisible, et pouvant être source de discrimination, de micro-agressions et de conflits au travail. Nous pensons qu’il est important de rendre ce sujet visible dans les entreprises afin qu’elles s’emparent du sujet et favorisent l’intégration de chacun.
A moyen terme, nous souhaitons élaborer un état de l’art de la situation de la diversité sociale dans les entreprises françaises. Par la suite, nous avons l’ambition de publier un article scientifique sur les particularités de la diversité sociale dans les entreprises françaises.
Comment voyez-vous la suite sur ce sujet ?
La chaire a la volonté d'ouvrir pleinement ce nouveau volet de travaux sur la diversité sociale et nous avons d’ores et déjà identifié plusieurs pistes intéressantes qui vont constituer une base à ce champ de recherche inédit en France.
La très récente thèse de psychologie de Fabian Müller (6) explore la diversité sociale dans l’enseignement supérieur en France et en Allemagne. Il montre notamment que les élèves de classes populaires qui arrivent dans l’enseignement supérieur ont souvent du mal à s’habituer et à faire avec les normes des milieux favorisés qui prévalent dans les universités. Ce décalage peut entrainer du stress, des émotions négatives, un moindre sentiment d’appartenance, et peut être lié à un plus faible taux de succès académique chez ces élèves.
Nous avons également identifié un article récent de Jennifer Kish-Gephart et al. (5) qui fait une synthèse des recherches existantes sur la classe sociale et le travail dans diverses disciplines. Si cette étude nous aide à comprendre ce qui a déjà été fait sur le sujet aux Etats-Unis, il reste intéressant de l’explorer de ce côté-ci de l’Atlantique du fait des différences de cultures française et américaine, y compris dans le monde des entreprises.
Enfin, plusieurs études montrent que les personnes issues de classes différentes n’ont pas forcément les mêmes compétences psychosociales. Certaines études avancent que les personnes issues de classes populaires seraient meilleures pour reconnaitre les émotions des individus et prendre en compte le point de vue d’autrui (7) ou adopteraient davantage de comportements pro-sociaux (8).
Ce sont autant de pistes que nous avons hâte d’investiguer mais aussi de mettre en pratique avec les entreprises partenaires.
Références
(1) Côté, S. (2011). How social class shapes thoughts and actions in organizations. Research in Organizational Behavior, 31, 43‑71. https://doi.org/10.1016/j.riob.2011.09.004
Kraus, M. W., Horberg, E. J., Goetz, J. L., & Keltner, D. (2011). Social Class Rank, Threat Vigilance, and Hostile Reactivity. Personality and Social Psychology Bulletin, 37(10), 1376‑1388. https://doi.org/10.1177/0146167211410987
Piff, P. K., Kraus, M. W., Côté, S., Cheng, B. H., & Keltner, D. (2010). Having less, giving more : The influence of social class on prosocial behavior. Journal of Personality and Social Psychology, 99(5), 771‑784. https://doi.org/10.1037/a0020092
(2) Institut des politiques publiques, "Quelle démocratisation des grandes écoles depuis le milieu des années 2000 ?" (2021) - Cécile Bonneau, Pauline Charousset, Julien Grenet et Georgia Thebault. https://www.ipp.eu/publication/janvier-2021-quelle-democratisation-grandes-ecoles-depuis-le-milieu-des-annees-2000/
(3) 12 mars 2024, campus EDHEC de Lille. 650 élèves, 6 entreprises et associations partenaires, 30 animateurs : https://www.edhec.edu/fr/lp/relations-entreprises/challenge-tremplin-diversite
(4) Talent prépas est un programme d'accompagnement individualisé à destination des étudiants boursiers en classe préparatoire : https://www.edhec.edu/fr/experience-etudiante/diversite-et-inclusion/egalite-des-chances/talents-prepas
(5) Kish-Gephart, J. J., Moergen, K. J. N., Tilton, J. D., & Gray, B. (2023). Social Class and Work : A Review and Organizing Framework. Journal of Management, 49(1), 509‑565. https://doi.org/10.1177/01492063221076822
(6) Fabian Müller. Closing the achievement gap : learning from working-class students' acculturation and success in higher education. Psychology. Université Paris Cité, 2023. English. ⟨NNT : 2023UNIP7003⟩. ⟨tel-04163355⟩
(7) Dietze, P., & Knowles, E. D. (2021). Social Class Predicts Emotion Perception and Perspective-Taking Performance in Adults. Personality and Social Psychology Bulletin, 47(1), 42‑56. https://doi.org/10.1177/0146167220914116
(8) Piff, P. K., Stancato, D. M., Côté, S., Mendoza-Denton, R., & Keltner, D. (2012). Higher social class predicts increased unethical behavior. Proceedings of the National Academy of Sciences, 109(11), 4086‑4091. https://doi.org/10.1073/pnas.1118373109