Martin Wetzels : "Dans la recherche en marketing, l'analyse des images et vidéos va permettre d'affiner et approfondir les approches actuelles"
Dans cette interview, Martin Wetzels, Professeur à l'EDHEC, s'appuie sur l'un de ses récents articles (1), notamment, pour nous en dire plus sur le rôle des émotions - et leur analyse - dans les organisations du secteur des services, et sur les tendances et évolutions dans le domaine de la recherche en marketing.
Dans quelle direction évolue la recherche en marketing ?
Martin Wetzels: La recherche en marketing vit des transformations profondes alimentées par la croissance rapide des sources de données dites non structurées. Aujourd'hui, les chercheurs vont bien au-delà des données structurées traditionnelles, telles que les enquêtes, les expériences et les ensembles de données secondaires, et se concentrent de plus en plus sur le monde vaste et varié des informations non structurées. Il s'agit notamment de textes (par exemple, les messages sur les médias sociaux et les avis en ligne), d'images, de vidéos, de voix, d'expressions faciales et même de signaux neurologiques tels que ceux enregistrés via EEG, IRM et GSR (2).
L'analyse de texte est déjà devenue un élément essentiel de la recherche en marketing, aidant les chercheurs à passer au crible et à interpréter des volumes massifs de commentaires de consommateurs et de contenus en ligne. Sur cette base, l'analyse des images et vidéos va permettre d'affiner et approfondir les approches actuelles. En examinant les données visuelles et audio, les chercheurs peuvent acquérir une compréhension plus nuancée du comportement des consommateurs, de leurs réactions émotionnelles et de leurs processus de prise de décision, des informations qu'il est généralement difficile d'obtenir au moyen d'enquêtes ou d'expériences traditionnelles.
D'un point de vue pratique, l'intégration de l'analyse des données non structurées dans le marketing permet non seulement aux entreprises d'affiner leur message, mais aussi de créer des produits, des services et des expériences client plus pertinents. Par exemple, l'analyse des expressions faciales et des intonations de voix des clients lors des tests de produits peut révéler des préférences subconscientes et des points de friction. De même, les données neurologiques provenant d'EEG ou de GSR permettent de mettre en lumière des déclencheurs émotionnels "cachés" qui peuvent influencer la conception des produits et les stratégies publicitaires.
Consciente de cet énorme potentiel, l'EDHEC Business School a créé Sigma Lab, un pôle de recherche avancée dédié à l'exploitation de ces techniques émergentes d'analyse de données. Grâce à cette initiative, les chercheurs en marketing et les partenaires industriels peuvent collaborer sur des projets de pointe qui exploitent le machine learning, la vision par ordinateur, le traitement du langage naturel et la neuro-analyse.
De quoi parle votre récent article “The Role of a Smile in Customer–Employee Interactions: Primitive Emotional Contagion and Its Boundary Conditions” (1) ?
Les émotions sont au cœur de la démarche et des travaux marketing, en particulier dans les contextes des services où les salariés constituent un point de contact critique dans le parcours du client. Par le biais d'un processus appelé "contagion émotionnelle", les émotions des employés peuvent directement influencer ce que ressentent les clients, souvent par le biais d'indices non verbaux subtils tels que les expressions faciales et le langage corporel. La recherche a montré que la communication non verbale peut avoir plus d'influence que ce que les gens disent réellement, ce qui a incité les chercheurs à expliciter des méthodes objectives - au-delà des enquêtes d'auto-évaluation - pour mesurer ces échanges émotionnels de manière directe et discrète.
Dans notre article récemment publié (1), nous étudions comment la contagion émotionnelle primitive (ou inconsciente) affecte la satisfaction des clients, en nous appuyant sur les données d'une étude expérimentale en laboratoire et de deux études sur le terrain menées dans les secteurs de l'hôtellerie et de la vente au détail. Nous avons utilisé le système EMFACS (Emotional Facial Action Coding System), mis au point par Ekman et ses collègues, pour saisir les émotions des salariés et des clients à partir de leurs expressions faciales.
Nos résultats soulignent que les signaux émotionnels non verbaux des employés peuvent influencer de manière significative l'état émotionnel des clients, ce qui à son tour influence leur satisfaction à l'égard du service. Ces observations soulignent l'importance de former le personnel de service à maintenir des manifestations émotionnelles positives, car même les signaux émotionnels inconscients peuvent jouer un rôle décisif dans l'amélioration de l'expérience des clients.
Qu'est-ce que les managers dans le secteur des services peuvent exploiter de vos travaux ?
Nos recherches montrent que la communication non verbale, en particulier les expressions faciales telles que le sourire, peut accroître de manière significative la satisfaction des clients. Par conséquent, les collaborateurs du tertiaire, actifs aux différents points de contact du parcours client, peuvent influencer positivement l'expérience globale du client.
Pour tirer parti de ces connaissances, les managers et dirigeants devraient proposer des programmes de formation qui mettent l'accent sur la conscience émotionnelle et intégrer l'intelligence émotionnelle dans leurs processus de recrutement, en sélectionnant des candidats qui manifestent naturellement des émotions positives. Des entreprises de premier plan telles qu'Apple, Disney et IKEA investissent déjà massivement dans ce type de formation afin de promouvoir des échanges émotionnels positifs lors des interactions de service.
Comme évoqué, dans notre étude, nous avons utilisé la méthodologie EMFACS pour analyser les expressions faciales. À l'avenir, les progrès de l'apprentissage automatique et de l'intelligence artificielle pourraient permettre d'améliorer encore ces techniques de détection et d'interprétation des signaux émotionnels, que ce soit par les employés du secteur des services eux mêmes, ou par des systèmes basés sur l'IA (3).
Références
(1) Stockburger-Sauer, N., Hofmann, V. & Wetzels, M. (2024), The Role of a Smile in Customer–Employee Interactions: Primitive Emotional Contagion and Its Boundary Conditions, Psychology & Marketing, 41(10), 2181-2196 - https://doi.org/10.1002/mar.22047
(2) Balducci, B., & Marinova, D. (2018). Unstructured data in marketing. Journal of the Academy of Marketing Science, 46(4), 557–590 - https://doi.org/10.1007/s11747-018-0581-x
(3) Huang, M. H., & Rust, R. T. (2024). The caring machine: Feeling AI for customer care. Journal of Marketing, 88(5), 1-23 - https://doi.org/10.1177/00222429231224748