Pourquoi les fonds « durables » pourraient vraiment devenir « verts » tout en limitant l’impact sur leur profil de risque
Les fonds d'investissement durables ont pris de l'ampleur au cours de la dernière décennie. Cependant, de nombreux fonds qui prétendent être durables contiennent encore des actions d'entreprises impliquées dans des industries intensives en émissions de gaz à effet de serre. Dans cet article, les chercheurs de Scientific Portfolio (an EDHEC Venture) présentent leur nouvelle étude dans laquelle ils analysent l'impact de l'exclusion de ces actions controversées sur la performance et le profil de risque de ces fonds.
Les montants gérés par des fonds d'investissement durables ont considérablement augmenté entre 2012 et 2022, avec une multiplication comprise entre 3 et 10 selon la nature des fonds analysés (1). Qu'on ne s'y trompe pas, cela ne signifie pas que le secteur financier a achevé sa transition verte : le changement prendra probablement beaucoup de temps. Cependant, l'environnement réglementaire et politique des fonds d'investissement durables devient de plus en plus strict, afin d'éviter les risques d'écoblanchiment (greenwashing).
Le règlement de l’Union européenne sur la publication d’informations en matière de durabilité dans le secteur des services financiers (SFDR en anglais*) (2) oblige les investisseurs et les banques privées de l'UE à classer leurs fonds en fonction de l'intégration des critères ESG. Cependant, de nombreux fonds qui prétendent être durables contiennent encore des actions d'entreprises impliquées dans des secteurs "douteux" car fortement émetteurs de CO2, comme les secteurs du charbon ou du pétrole. Quel est donc l'impact de ces actions controversées sur le profil de risque de ces fonds ? La détention de ces actions dans des fonds durables peut-elle être justifiée ? Globalement, les exclusions liées au climat ont-elles un effet sur le risque du portefeuille ?
Telles sont les questions que les chercheurs de Scientific Portfolio (an EDHEC Venture), Aurore Porteu de La Morandière, Benoît Vaucher et Vincent Bouchet ont explorées dans leur dernière étude intitulée « Do climate-related exclusions have an effect on portfolio risk and diversification ? A contribution to the 'Article 9' funds controversy » (3).
Les fonds durables au sens de la réglementation européenne sont-ils vraiment verts ?
La SFDR de l'Union européenne définit trois niveaux d'intégration ESG dans les fonds, correspondant à l'article 6, l'article 8 et l'article 9 (4). Certains qualifient les fonds de l'article 8 de « vert clair » et ceux de l'article 9 de « vert foncé », ces derniers exigeant un engagement plus fort en faveur de la durabilité.
Ainsi, les fonds qui prétendent avoir un « objectif d'investissement durable » doivent se conformer aux attentes de l'article 9. Mais la réglementation laisse place à l'interprétation de ce que signifie l'investissement durable. Elle ne définit pas les leviers qui doivent être utilisés pour atteindre l'objectif d'investissement durable : politiques d'exclusion, réallocation ou vote et dialogue actionnarial.
En novembre 2022, deux plateformes - Follow the money et Investico - ont publié la Great Green Investment Investigation (GGII) en collaboration avec une douzaine de médias européens (5). Elles ont révélé que près de la moitié des 838 fonds européens « Article 9 » avaient investi dans des entreprises impliquées dans les secteurs des énergies fossiles et de l'aviation. Suite à cette enquête et à d'autres controverses, 40 % des fonds « Article 9 » initiaux ont été rétrogradés en « Article 8 » par les gestionnaires de fonds à la fin de l'année 2022.
Malgré cette vague de reclassement, l'étude de Scientific Portfolio (an EDHEC Venture) (3) révèle que sur 161 fonds d'actions ayant un objectif d'investissement durable « Article 9 », 50 contiennent encore des actions d'entreprises actives dans le charbon, le pétrole et le gaz ou l'aviation. La présence de ces actions controversées dans des portefeuilles considérés comme durables peut s'expliquer par plusieurs raisons : des divergences de données dans l'évaluation de leur impact environnemental, une stratégie d'exclusion progressive, la crainte d'une sous-performance financière ou encore la volonté de s'engager avec l'entreprise en tant qu'actionnaire dans le but d'améliorer ses pratiques.
Quelle que soit la raison, la question de l'impact de l'exclusion de ces actions controversées sur la performance et le profil de risque des fonds se pose
L'exclusion d'entreprises des portefeuilles est-elle réellement coûteuse en termes de performance ?
Le changement climatique est la raison la plus fréquente (6) pour laquelle les banques et les investisseurs excluent les entreprises de leurs portfolios. Mais l'exclusion des actions « brunes » modifie-t-elle les performances financières ? Plusieurs études ont examiné l'effet de l'exclusion des actions liées aux combustibles fossiles, avec des résultats mitigés : Henriques et Sadorsky (2018) trouvent des effets négatifs, tandis que Trinks et al. (2018) ne trouvent pas de différence et que Hunt et Weber (2019) trouvent des effets positifs. (7)
L'étude de Scientific Portfolio se concentre sur les effets de l'exclusion sur les risques plutôt que sur la performance à court terme. La principale conclusion est que le retrait des actions controversées n'a pas d'impact significatif sur les profils de risque des fonds durables « Article 9 » et que ces effets peuvent être réduits en optimisant la réallocation.
Plus précisément, l'exclusion de ces titres, même avec une réallocation naïve**, a un effet limité sur la "tracking error"qui mesure la volatilité relative du rendement du fonds par rapport à celui d'un indice de référence ou benchmark; en moyenne, la tracking error entre les fonds sans exclusion et avec exclusion est de 0,53%. L'optimisation de la réallocation réduit la tracking error à une moyenne de 0,40 %. Les résultats sont cohérents avec ceux de l'analyse de la performance sur une longue période de Trinks et al. (2018) (7). L'exclusion a également un faible effet sur les écarts sectoriels du fonds, tandis que dans certains cas, elle entraîne quelques écarts dans l'exposition aux facteurs de risque "qualité", "investissement" et "valeur" (8). Toutefois, une réallocation basée sur une optimisation de la tracking error permet de réduire considérablement ces écarts.
Est-il justifié de détenir des actions "brunes" dans des fonds durables ?
Les fonds durables font l'objet d'une demande plus faible que les fonds classiques, qui s’explique en partie par une crainte de sous-performance financière. Par ailleurs, malgré l’engouement international et en particulier européen pour la finance durable, un grand nombre de fonds qui se revendiquent comme « durables » détiennent encore des titres d’entreprises impliquées dans des secteurs controversés.
Pourtant, les résultats de l’étude menée par Scientific Portfolio (an EDHEC Venture) suggèrent que la détention d'actions ayant une contribution négative au changement climatique dans des fonds durables n'est pas justifiée du point de vue du risque. Par conséquent, il semble essentiel que les gestionnaires d'actifs justifient la détention de ces actions : par exemple, par une politique d'engagement actionnarial visant à améliorer les pratiques des entreprises controversées.
Cependant, ces résultats ne doivent pas être généralisés à tous les fonds ni à toutes les politiques d'exclusion. Ils concernent des critères spécifiques liés au climat, ainsi que des fonds revendiquant un objectif d'investissement durable.
À l'avenir, une piste de recherche intéressante consisterait à étendre l'analyse des effets de l'exclusion sur les mesures de risque à d'autres critères d'exclusion, y compris sociaux et de gouvernance, et à une sélection plus large de fonds.
* Pour Sustainable Finance Disclosure Regulation
** Lorsque les stocks restants après les exclusions sont repondérés proportionnellement à leur poids initial
Références
(1) a. Responsible Investment Funds Build Consistent Market Presence (Feb. 2024), CFA Institute - https://rpc.cfainstitute.org/-/media/documents/article/industry-research/responsible-investment-funds.pdf
b. 2012: 220 bn USD - 2022: 2497 bn USD. World Investment Report 2023, United Nations - https://unctad.org/system/files/official-document/wir2023_en.pdf
(2) Sustainability-related disclosure in the financial services sector - https://finance.ec.europa.eu/sustainable-finance/disclosures/sustainability-related-disclosure-financial-services-sector_en
(3) Do Climate-Related Exclusions Have an Effect on Portfolio Risk and Diversification? A Contribution to the Article 9 Funds Controversy. May 2024, Scientific Portfolio Publication. Aurore Porteu de La Morandière, Benoît Vaucher and Vincent Bouchet - https://scientificportfolio.com/pdfs/2024-05-contribution-to-article-9-funds-controversy.pdf
(4) Regulation (EU) 2019/2088 of 27 November 2019 on sustainability‐related disclosures in the financial services sector - https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/HTML/?uri=CELEX:32019R2088&from=EN
(5) The Great Green Investment Investigation. Follow the money, Investico - https://www.ftm.eu/green-investments
(6) Climate change leading cause for excluding companies from portfolios: report (Oct. 2023). ESG Dive - https://www.esgdive.com/news/climate-change-leading-cause-for-excluding-companies-from-portfolios/696838/
(7) Investor implications of divesting from fossil fuels. Irene Henriques, Perry Sadorsky - Global Finance Journal (2018). https://doi.org/10.1016/j.gfj.2017.10.004
Fossil Fuel Divestment and Portfolio Performance. Arjan Trinks, Bert Scholtens, Machiel Mulder, Lammertjan Dam- Ecological Economics (2018). https://doi.org/10.1016/j.ecolecon.2017.11.036
Fossil Fuel Divestment Strategies: Financial and Carbon-Related Consequences. Chelsie Hunt and Olaf Weber - Organization & Environment (2018). https://doi.org/10.1177/1086026618773985
(8) Factor Investing: A WelfareImproving New Investment Paradigm or Yet Another Marketing Fad? EDHEC-Risk Institute, July 2015 - https://climateimpact.edhec.edu/sites/ercii/files/edhec-publication-factor-investing-a-welfare_1441888737064_0.pdf