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Le sens de l’innovation responsable : thèses, antithèses, synthèse

Pierre-Jean Barlatier , Associate Professor
Valentine Georget , Université Côte d’Azur, CNRS, GREDEG, France
Julien Pénin , Université de Strasbourg BETA-CNRS
Thierry Rayna , i3 CRG, École polytechnique, CNRS

Dans cet article, initialement publié sur le blog Innovations d'Alternatives Economiques, Pierre-Jean Barlatier, Professeur associé à l'EDHEC, et ses co-auteurs, s'intéressent aux doutes et désillusions croissants face à l'innovation et ses effets, et mettent en avant les contours et potentiels bénéfices de nouvelles recherches sur "l'innovation responsable".

Temps de lecture :
21 Aoû 2024
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Le 24 octobre 2023, 42 Etats américains se réunissent pour déposer une plainte contre Meta (anciennement Facebook) au motif que leurs différents services, notamment Instagram, nuiraient à la santé mentale et physique des plus jeunes utilisateurs. Cette action massive à l’échelle nationale n’est pourtant pas inédite, car depuis une dizaine d’années Meta est dans le viseur des autorités régulatrices qui critiquent la stratégie portée par l’entreprise. En effet, elle serait responsable d’un certain nombre de dommages sociétaux allant du manquement à la protection des données personnelles jusqu’à l’impact négatif sur la santé mentale, voire sur la polarisation de la société.

 

L’innovation apportée par Facebook, en tant qu’une des premières plateformes à créer une communauté mondiale de partage et d’échange, fut initialement perçue comme extrêmement bénéfique, car accessible pour tous et dans le monde entier, sans condition de ressource ou d’aptitude technologique, donnant ainsi naissance à une nouvelle ère de l’information. Néanmoins, et plus que jamais, cette même innovation est à présent décriée pour toutes ses conséquences. Ce revers de la médaille ou la découverte de cette face cachée de Meta est un exemple évident du changement de notre rapport à l’innovation.

 

Ainsi, si l’innovation était pendant longtemps vue comme nécessairement positive (en tout cas prise dans sa globalité), elle est de nos jours de plus en plus critiquée, certains allant même jusqu’à appeler à moins d’innovation, voire plus d’innovation du tout. Tout dernier en date, l’appel international pour un moratoire sur le développement des intelligences artificielles en est un exemple particulièrement frappant.

 

Mais d’où viennent ces effets néfastes de l’innovation ? S’il est vrai que les effets positifs ou négatifs d’une innovation ne deviennent finalement connus que lorsque celle-ci a été largement adoptée, ce qui rend ces effets par essence imprédictibles, peut-on cependant dire que ces aspects néfastes sont intrinsèques à l’innovation elle-même ? Ou proviennent-ils, au moins partiellement, des choix stratégiques des innovateurs ? À ce sujet, on peut d’ailleurs noter une forme d’incohérence temporelle (Malherbe et al., 2023) des innovateurs entre leurs objectifs originels (tel le célèbre « don’t be evil » de Google) et les stratégies, souvent, elles, porteuses d’effets adverses, qu’ils adoptent une fois leur innovation répandue. Incohérence qui touche d’ailleurs également les utilisateurs de l’innovation dont le comportement « myope » et individualiste est source « d’effets rebonds » qui peuvent annihiler les efforts faits pour réduire les préjudices causés par l’innovation.

 

C’est dans ce contexte de doute et de désillusion croissant vis-à-vis de l’innovation qu’a émergé depuis le début des années 2010 un courant de recherche portant sur l’innovation responsable (IR) ; une émergence portée à la fois par des travaux de recherche académiques et par ceux d’institutions publiques, telle la Commission européenne. Si des différences ont existé entre ces deux courants, ils ont de nos jours largement convergé autour d’une vision commune de l’IR. Notant qu’il est généralement impossible, ex ante, de définir précisément ce qu’est une innovation responsable, ni même de déterminer si une innovation particulière est responsable, ces recherches mettent l’accent sur la nature procédurale et non substantive de l’innovation responsable. Un tel processus impose non seulement la prise en compte au sein du processus d’innovation de parties prenantes au sens large (allant jusqu’à la société dans son ensemble), mais également d’inventer des futurs « désirables » permettant d’orienter ex ante la trajectoire de l’innovation, dans un environnement essentiellement incertain.

 

Si des centaines d’articles portant sur l’IR ont été publiés dans des revues académiques lors de cette dernière décennie, avec une forte accélération ces dernières années, une analyse bibliométrique de ces travaux révèle une situation beaucoup plus mitigée et complexe (Barlatier et al., 2024).

On peut tout d’abord constater un vrai risque de « nichification » de cette recherche, tant un nombre important de ces articles est publié dans un très petit nombre de revues, en particulier dans le Journal of Responsible Innovation. De plus, le contraste saisissant entre le grand nombre d’articles publiés sur ce sujet dans des revues spécialisées et le tout petit nombre d’articles sur le même sujet publiés dans les revues académiques les plus réputées tend à indiquer une incapacité chronique de ce champ à s’insérer au sein des courants principaux de recherche. Enfin, cette analyse bibliométrique révèle également une image fragmentée et l’existence au sein même du courant de recherche sur l’IR de différentes communautés de chercheurs qui coexistent, mais ne dialoguent que rarement entre elles. La recherche sur l’IR se divise essentiellement en deux courants à ce jour imperméables, un premier prenant corps au sein de la recherche en innovation, et un second provenant de la recherche en éthique.

 

Comment expliquer ces tendances ?

Nous avançons deux propositions complémentaires. On peut noter tout d’abord un manque général d’engagement de ces travaux avec les théories dominantes, mais également un manque général d’approche théorique. Les articles portant sur l’IR tendent à étendre le plus largement possible le domaine d’applicabilité de ce concept, mais sans pour autant le lier à des théories existantes ou nouvelles.

Un second écueil est que la littérature sur l’IR adopte souvent une approche particulièrement optimiste et simplifiée de questions pourtant considérablement complexes : la coopération et le consensus entre les parties prenantes sont souvent pris pour acquis et la validité du concept d’IR, sa faisabilité et ses limites ne sont que très rapidement questionnés.

 

Tout ceci tend à marginaliser la littérature sur l’IR. Pour sortir de cette ornière, il est nécessaire d’inscrire l’IR au sein de cadres théoriques robustes, que cela soit des cadres existants ou de nouveaux cadres théoriques. Ceci permettrait par ailleurs non seulement de diminuer la fragmentation de la recherche en RI, ces cadres théoriques permettant un dialogue entre les différentes communautés RI, mais également de créer des ponts avec d’autres courants de recherche et ainsi briser l’isolement relatif dans lequel se trouve ce champ de recherche, permettant ainsi de gagner une bien plus forte acceptation et ainsi propager ce concept au-delà de la niche dans laquelle il se trouve. Afin de gagner cette acceptation large, il est par ailleurs vraisemblablement nécessaire d’adopter une approche plus critique et nuancée de l’IR, d’en montrer les faces sombres, et de ne pas nier la complexité de sa mise en œuvre.

 

Pour ce faire, nous proposons quatre perspectives de recherche permettant à la fois d’aider à intégrer la littérature sur l’IR et lui permettre de s’intégrer au sein de champs de recherche plus large :

Intégration du développement durable au sein des processus d’innovation

Cet axe de recherche porte sur l’intégration des objectifs de développement durable au sein des processus d’innovation, notamment au sein des startups technologiques, et met en avant l’équilibre à trouver entre viabilité économique et responsabilité sociale et environnementale.

Gouvernance et politiques publiques pour l’innovation responsable

Cet axe a pour but d’explorer le rôle joué par les structures de gouvernance et les politiques publiques dans la réorientation de l’innovation vers des pratiques plus responsables et éthiques.

Innovation transformative et de rupture portée par les connaissances collaboratives et les dynamiques d’innovation

Cet axe de recherche porte sur le besoin pour adresser les « grands challenges » d’innovations transformatives et de rupture qui vont bien au-delà de simples changements incrémentaux et qui sont fondées sur des approches collectives et non linéaires de l’innovation.

Donner du pouvoir aux futurs innovateurs

Ce dernier axe porte sur le rôle pivot joué par les institutions d’enseignement dans le développement des prochaines générations d’entrepreneurs afin que ceux-ci adoptent des pratiques d’innovation et d’entrepreneuriat responsables et porteuses de développement durable.

 

Ces perspectives favorisent une intégration enrichie et substantielle de l’innovation responsable dans le domaine de la recherche en innovation. Cette démarche lui attribue la reconnaissance et la pertinence qu’elle mérite réellement, tout en mettant en exergue son rôle essentiel dans la construction d’un futur durable.

 

Références

Barlatier, P.-J., Georget, V., Pénin, J., & Rayna, T. (n.d.). The Origin, Robustness, and Future of Responsible Innovation. Journal of Innovation Economics & Management, 43(2024/1). https://doi.org/10.3917/jie.043.0001

Malherbe, M., Peng, H., Simon, F., & Tellier, A. (2023). Éditorial. Le management de l’innovation à l’épreuve de la temporalité. Innovations, 71(2), 5–30. https://doi.org/10.3917/inno.071.0005

Responsible Innovation - Theoretical Debates and Facts Trends. Journal of Innovation Economics & Management, 43(2024/1). https://www.cairn.info/revue-journal-of-innovation-economics-2024-1.htm

 

Photo de ThisIsEngineering

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